La fin prochaine des journaux annonce la démocratie de l’information

(journaux

Pendant un siècle et demi,  la « réclame » a financé le « journalisme de qualité » tout en permettant de réduire le prix de vente des journaux. Avec l’émergence de la communication numérique, le « business model » a été cassé. Aucun autre modèle n’a été trouvé à  ce jour pour s’y substituer. »

L’état des lieux dressé par le journaliste de L’Expansion, Bernard Poulet, ne laisse aucune place au doute sur l’avenir de la presse écrite généraliste dont le pronostic vital ne dépasse pas dix ans. L’auteur de « La fin des journaux et l’avenir de l’information » pointe le danger de la disparition de l’information et donc les conditions d’existence du débat démocratique. Pour le journaliste, « les conséquences sont incalculables pour la vie en société et la vie politique. La disparition des journaux ne serait pas une catastrophe si d’autres formes de diffusion de l’information les remplaçaient. Mais voilà  : derrière l’abondance des informations sur le Web, la multiplication des sites et des journaux gratuits, force est de constater l’appauvrissement des contenus. Ce qui est en train de mourir, c’est l’info moyenne et le journaliste moyen ».

Ce constat, d’un journaliste de la presse écrite, ne vaut cependant que pour la presse généraliste et ce qu’il est convenu d’appeler la “presse futile” maintenant brocardée par les nostalgiques d’un pouvoir perdu. à€ l’ère du low cost et de la junk food, les junk news, l’infotainment (info mâtinée de divertissement / entertainment) et autres contenus frivoles ou people, ont leur public qu’il n’y a pas lieu de mépriser.
Simplement, le journal n’est plus dominant et nous entrons dans la démocratie de l’information avec une multitude de niches possibles pour l’information et la réflexion développées, approfondies par les auteurs autant qu’enrichies par les commentaires de leurs lecteurs.

Bernard Girard auteur de ” Le Modèle Google “, voit là  un “une sorte de segmentation. Un très bon titre spécialisé sur un sujet pointu aura plus de chances sur le net de capter un lectorat à  l’échelle de la planète et donc d’être plus viable économiquement parlant qu’il ne le serait sur un marché plus atomisé. A condition qu’il parle anglais, bien sûr…”

 

L’information de qualité a simplement changé de support

Les éditeurs, selon Bernard Girard, “ont fait partout dans le monde un choix stratégique un peu extravagant : ils ont choisi de donner gratuitement ce que les lecteurs achetaient, les informations du jour, et de faire payer ce que les lecteurs obtenaient gratuitement : les archives. Ils en paient aujourd’hui les conséquences.” Ce sont ces erreurs que des groupes de communication voudraient faire payer à  l’utilisateur de l’Internet au motif que l‘information coûte cher à  produire.

Qualitativement, un site web est largement supérieur à  un journal par sa capacité à  offrir, simultanément, l’écrit, le son, la vidéo, des liens vers d’autres documents et ouvrir l’espace d’un article aux commentaires des lecteurs qui peuvent aussi facilement stocker l’information sur leurs appareils et la faire suivre par les réseaux sociaux. Transposer le papier sur le Web n’a pour l’instant réussi aux journaux traditionnels qui balancent entre l’accès gratuit et le payant, si ce n’est un peu des deux sur le même site. La valse d’hésitation entre les deux modèles a commencé en 1995, puis le passage du site du quotidien Libération au payant, en automne 2001, avait été considéré comme une véritable révolution. Rien de nouveau donc avec l’annonce de Rupert Murdoch de suivre – neuf ans plus tard – le même chemin dès juin 2010, ou celle du New York Times qui tentera une variante semi payante en 2011.

Au début de l’année 2010, les analystes de Outsell Inc ont prédit de fortes baisses du tirage des journaux étatsuniens dues au déplacement des consommateurs vers l’Internet pour s’enquérir de l’information. Les mêmes analystes, quelques mois plus tôt, ont constaté que parmi les utilisateurs de Google News, 44% lisent les titres de la page d’accueil sans cliquer sur les liens proposés pour en savoir plus.

 

Utilisation de l'Internet en Suisse

En Suisse, l’Internet est devenu un média de la vie de tous les jours. En l’espace d’une décennie, Internet s’est diffusé dans l’ensemble de la société, mais de manière très inégale selon le revenu des personnes, leur niveau de formation, leur âge, sexe ou encore leur région de domicile. (OFS)

Le désintérêt pour l’information en annonce un autre, celui pour la lecture, si l’on suit Steve Jobs, le patron d’Apple, qui déconseille d’investir dans la fabrication d’e-books puisque le nombre des lecteurs de livres diminue également : 40% des Etatsuniens lisent un livre ou moins par an.

 

Temps consacré à  lire les journaux

 

En France, plus la génération est récente, plus la part de la presse dans le budget est basse. Elle se situe, selon l’année retenue, entre 0,9% et 1,3% pour les ménages dont la personne de référence est née entre 1920 et 1939, mais tombe entre 0,35% et 0,55% pour les ménages dont la personne de référence est née entre 1960 et 1979 et passe en dessous de 0,3% pour les ménages les plus jeunes. Le recul du poids de la presse dans le budget moyen ne correspond donc pas à  un recul général mais plutôt à  l’arrivée de nouvelles générations moins consommatrices de presse écrite que leurs aînées. (Source INSEE août 2009).
La Suisse suit la même tendance, le nombre des titres, quotidiens ou hebdomadaires, vendus sur abonnement ou au numéro est en constante baisse. La disgrâce des “vieux” médias concerne tout autant la radio que la télévision, et c’est probablement ce qui incite le Conseil fédéral à  vouloir généraliser le prélèvement de la redevance pour taxer les entreprises et ménages afin de financer des programmes de la Société suisse de radiodiffusion (SSR) et de certains diffuseurs locaux et régionaux. L’Etat s’arrogerait ainsi le droit de forcer la vente de produits à  des citoyens qui les rejettent, ceci pour garder le contrôle d’un outil de formatage de l’opinion, sinon de désinformation. Le Conseil fédéral se trompe lourdement car le citoyen ne tente pas de tricher pour écouter ou voir des programmes au moyen d’autres supports pour éviter la redevance, il a simplement d’autres intérêts.

 

Temps consacré à  écouter la radio selon l'âge en Suisse romande

 

Faut-il taxer l’internaute pour payer les erreurs des industriels de la communication ?

L’Internet est actuellement dans une étape transitoire avant la consommation des articles d’information et de réflexion selon un modèle qui pourrait être proche du système iTunes inventé par Apple et qui satisfait les musiciens. Le journal Le Monde a ainsi pris contact avec Google, négocié, et ils sont tombés d’accord sur ce qu’ils souhaitaient voir disponible sur Google. Orange, l’opérateur de télécommunications, a également conclu des accord avec des fournisseurs d’informations pour nourrir son portail.

En Suisse, quand le Conseil fédéral indique que les radios et télévisions “jouent un rôle important dans notre démocratie et contribuent au développement culturel et à  lʼintégration en Suisse” il semble oublier que selon une majorité d’acteurs du domaine culturel, ces médias ont notoirement échoué en ce qui concerne le traitement de la chose. L’information culturelle et l’analyse ont migré sur la toile, tout comme la publicité, et surtout sur d’autres supports.

Les promoteurs d’une taxation de l’internaute pour sauver un modèle économique qui, en termes de publicité, de rédaction et de diffusion, est mort, devront en premier lieu intégrer la perte de confiance des citoyens ainsi analysée dans “La fin des journaux et l’avenir de l’information” : “L’ambition d’exercer un magistère moral, parfois de jouer un rôle politique autonome, est mal acceptée par les lecteurs, qui s’agacent de la prétention des journalistes à  détenir la vérité et à  leur faire la leçon. En prétendant se hausser au-dessus de tous les autres pouvoirs, le journalisme a été l’une des principales victimes de la perte de confiance des citoyens à  l’égard de l’ensemble des pouvoirs. La presse écrite étant celle où les journalistes ont poussé le plus loin cette ambition, c’est elle qui a été atteinte par le mouvement généralisé de défiance de ces dernières années.”

Le modèle économique fondé sur la gratuité ne fonctionne pas pour les médias traditionnels, mais le lecteur n’est plus disposé à  payer pour ces produits. C’est au journalisme de se libérer des industriels qui ont transformé les entreprises de presse en groupes de communication (Vivendi Universal, Time Warner, Disney pour les leaders mondiaux de la communication et du divertissement) dont le maître mot est rentabilité.

La société de l’information s’est installée. Partout, et il ne faut plus fétichiser ni l’information, ni les technologies de l’information. De nouveaux dispositifs “révolutionnaires” seront dévoilés au cours de 2010, et qu’ils s’appellent iSlate, Archos ou autre, ces nouvelles “ardoises” rassemblent toutes les fonctions des appareils informatiques et des livres electroniques, dotées d’un écran tactile, sans bouton, et s’adressent à  un individu connecté en permanence. La question de la rémunération des journalistes qui produiront le contenu de l’information reste entière, David Carr, journaliste au New York Times plaide pour un modèle proche d’iTunes ou les articles seraient accessibles via le micro paiement (Let’s Invent an iTunes for News) à  des prix différents selon le contenu.

 

Début du XXIe siècle: le Moyen à‚ge de l’information

L’incertitude, l’hésitation et la multitude des modèles en gestation sont le signe d’une situation chaotique, celle d’un moyen âge de l’information, à  l’image de la situation à  l’aube du XVIe siècle, lors de la première révolution de l’information engendrée par la mise au point de l’imprimerie typographique qui a eu un impact considérable sur la diffusion des idées. L’époque avait ses journaux gratuits colportés par les crieurs publics, et ses marchés de niche avec les lettres, que l’on dit aujourd’hui confidentielles, produites par des professionnels de l’information politique, économique et diplomatique, diffusées dans toute l’Europe. Une information pauvre pour les pauvres et une information riche pour les riches.

La mise au point de l’imprimerie a rendu possible la diffusion rapide de la Réforme, l’Internet nous fait entrer dans la démocratie de l’information, le journal n’est plus dominant et ne peut plus dicter ce qu’il faut penser, n’en déplaise aux politiques. Pour la première fois, un contenu peut être diffusé sans filtre préalable. L’Internet a remis en question le pouvoir des médias à  informer, à  imposer leur vision du monde, c’est la fin d’une époque. Voilà  qui inquiète les dirigeants politiques qui veulent désormais pouvoir censurer l’Internet, par exemple en France où le gouvernement prépare une nouvelle offensive contre les libertés numériques dans le cadre du projet de loi “Loppsi 2” (prétendument pour protéger le citoyen de la trilogie des ogres modernes : pirates, pédophiles et terroristes), ou en Italie  quand le président du Sénat, Renato Schifani, fâché du succès du No B Day (5 décembre 2009), déclare que “Facebook est plus dangereux que les groupes extraparlementaires des années 70” soit Lotta Continua, Potere Operaio, Brigate Rosse, etc.
L’offensive liberticide se développe sur une plus grande échelle avec les négociations sur l’Accord Commercial Anti-Contrefaçon (ACTA) qui se tiendront du 26 janvier au 29 janvier 2010 à  Mexico. Le but de l’ACTA est de contrôler l’Internet, tout en évitant soigneusement les processus démocratiques.

La guerre de l’Internet a commencé, la secrétaire d’Etat étatsunienne, Hillary Clinton, l’a déclarée le 21 janvier 2010 dans son adresse à  la Chine, qui concerne aussi l’Inde, et le contrôle de l’information n’est qu’un des enjeux sous couvert de la défense des droits de l’homme et de la sécurité.

Jacques Magnol

 

Pour en savoir + :
– Les médias sont engagés dans un processus de suicide de masse.
– La fin des journaux et l’avenir de l’information. Bernard Poulet. 2009. Gallimard.
– Free ! Entrez dans l’économie du gratuit. Chris Anderson. 2009. Pearson.
– La normalisation/numérisation version Big Brother est bien en marche avec Project Indect de l’UE.
– Les dits et les scènes du fait divers. Annik Dubied. 2004 Droz. Interview.
– Quand le New-York Times plagie un blogueur US.

Et ++:
Transmediale, Futurity Now, du 2 au 7 février 2010. Berlin.
– La technique et le temps. Bernard Stiegler. Ed. Galilée.

 

Conférence : Club suisse de la Presse, table-ronde sur le thème “La fin des journaux ?”avec la participation de Bernard Poulet, journaliste, rédacteur en chef au magazine “L’Expansion” (Paris), 
auteur de “La fin des journaux”. 27  janvier 2010 au Centre sportif de Sous-Moulin, Genève.

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