Marco Berrettini. Les formes de la colère

IFeel©Thomas Reichlin

S’inspirant de “Colère et temps”, essai dû au philosophe Peter Sloterdijk, “iFeel” de Marco Berrettini pose en ligne, comme assoupis devant un cube de briques en feutrine, six danseurs en habits de serviteurs…

S’ils s’agitent lentement comme une immense colonne vertébrale qui respire, ils n’en sont pas moins en service commandé d’une société de l'”entertainment” qui récupère toute manifestation artistique qui participe de son système marchand. Et où même la fonction critique s’émousse devant la pâleur et la parcellisation du mouvement protestataire Ces figues participent aussi de l’humour noir du “Festen” de Vinterberg s’attaquant aux consensus du groupe. On a l’air de parler de « comédie dramatique » chorégraphique, non de « comédie » pure, mais il y a un peu de ça chez Marco Berrettini (proche en cela des Blake Edwards les plus dépressifs), dans la mesure où le vivant finit toujours par l’emporter sur le mécanique (ce dernier étant un moteur essentiel de la comédie). “iFeel” a le chic pour situer ses scènes dans une zone incertaine entre la paix et la douleur, la participation aux choses et la critique acerbe de ces mêmes choses.

Eventail chorégraphique

Recourant à  l’absurde, la création recueille le meilleur de la Compagnie de Marco Berrettini – accompagné ici à  la chorégraphie de Carine Charaire et Chiara Gallerani -, dont “Multi(s)me”. “iFeel” réussit avec bonheur l’alliage entre l’exploration d’une culture populaire (la musique d’ascenseur “Clair de lune”, la comédie musicale) et d’une historiographie de la danse sur fond de société matricée par un consensus mou, qui recycle et récupère toute manifestation artistique. Une mollesse pierreuse qu’emblématise sur le plateau ce mur que les protagonistes ne cessent de reconfigurer. Tour à  tour reflets de la matrice décrite par Sloterdijk, les briques ductiles servent d’instable piédestal pour un surplace trépidant sur le thème de “Star Wars” ou de siège à  un duo féminin érotique à  la Crazy Horse. Elles échafaudent aussi une ziggourat façon Oracle de Delfe pour répondre au désir de colère et de reconnaissance de pénitents. Marco Berrettini poursuit son exploration de la culture américaine et s’inspire aussi bien des comédies musicales de Brodway que du théâtre musical politique allemand.

Il y a ainsi dans ce “iFeel” comme autour du monolithe du kubrickien “2001, l’Odyssée de l’espace”, un abîme qui nous aspire quoique l’on fasse, une façon de distendre la temporalité dans un merveilleux et indécidable inaccomplissement, aussi. Sa signification qui se dérobe en permanence nous pousse au vertige du sens. Dans ses temps morts apparents, ces gels de l’action scénique, la pièce nous reconduit au silence face à  nous et aux autres.

De l’essai au livre objet
Dans “Colère et temps”, Peter Sloterdijk propose une histoire alternative de l’Occident, dont le moteur serait la colère née de l’injustice. Alors que dans la Grèce antique, on pouvait laisser exploser directement sa colère, on ne put par la suite que la sublimer, la différer, la repousser ou la thésauriser en vue d’une accession au pouvoir.
Des lois d’airain marquant la transe consommatrice face à  l’objet (l’Eros), on échoue à  la compétition et à  la soif de reconnaissance (le Thymos). « Il faut être déchiré par quelque chose qui nous dépasse pour penser », affirme le philosophe post nietzschéen à  l’approche libérale très controversée et anti-gauches. Aux yeux du chorégraphe Marco Berrettini, Sloterdijk décrit nombre de situations dans lesquelles les gens sont en colère, mais isolés. Ils ne parviennent pas à  trouver quelqu’un qui les représente, qui réunirait leurs forces et partagerait les mêmes soucis et préoccupations dans la vie.

L’une des techniques de Peter Sloterdijk consiste à  prendre une catégorie traditionnelle de l’histoire de la philosophie et à  lui associer son opposé resté dans l’ombre. Ainsi, au cours de sa lecture critique de Heidegger, il accole au fameux « être pour la mort » heideggerien le traumatisme contraire de la naissance, de la « natalité » ou la « venue-au-monde «. De la même manière, dans Colère et Temps (“Zorn und Zeit”, allusion au “Sein und Zeit” d’Heidegger), il ajoute à la logique prédominante de l’Eros son obscure contrepartie : le Thymos, à la logique de la possession, de la production et de la jouissance des objets (l’Eros) se substitue celle de l’envie (le Thymos).

Mots et corps
De son essai, ne semble repérable d’abord qu’une scène burlesque. Bustes dénudés que barrent leurs bras croisés, trois interprètes débattent des teintes de la couverture, du lettrage, du code barre. Un moment anthologique qui n’est pas sans rapatrier, jusque dans son dispositif corporel et d’adresse, la pièce d’Eléonore Weber, “Rendre une vie vivable n’a rien d’une question vaine”. Qui explore le chiasme entre le mot et la chose désignée. Un vrai-faux débat se muant en fiévreuse dispute philosophico-sémiologique à  l’ère du vide et que travaille un humour de la plus belle eau. Troublante, à  la lisère de l’enfance et du monde adulte, la comédienne française ultra-prometteuse Laetitia Dosch est ici proche dans ses expressions inquiètes de la nouvelle star canadienne, Ellen Page. Journaliste, elle interroge un pseudo érudit critique, Peter Malkovich (Antonio Pedro Lopez, parfait) : « Est-ce qu’il n’y aurait pas deux couvertures en une, la couverture enfant et la couverture adulte ? ». Puis enchaîne : « Vous voulez m’embrasser ? ». Entre manifestation tour à  tour féline, retenue et orgasmique exhalaison du désir et de la colère, cet épisode improvisé témoigne d’une parfaite maîtrise des ruptures de ton, de rythme à  l’oeuvre dans le spectacle. Comme chez le chorégraphe français Georges Appaix, le mot éclaire moins la danse, qu’il ne la fonde sur le rythme, la contradiction et la fragilité.

Tout s’achève en une atmosphère de plage surfant sur une magnifique métaphore de la société idéale, fraternelle et charnelle. C’est la possible transposition de cette notion de l’ « au-delà  du ressentiment » explorée par Sloterdijk. Dans cette fausse légèreté fragile, quatre danseurs dénudés rapatrient les rondes de la ferme de Monte Verità , où la danse « naturiste » fut laboratoire artistique que fréquentèrent Laban et Wigman. Nous sommes dans l’utopie de l’innocence chère à  la Renaissance. Mais aussi le mirage à  l’humanisme ambigu du corps naturel, moyen de régénération récupéré et dévoyé, un temps, par le totalitarisme naissant, le groupe et ses utopies communautaristes. Il y a du Loïe Fuller et du Isadora Duncan dans ce retour un retour à  l’hellénisme et au culte du corps. Qui redonnait toute sa place à  la beauté, à  l’harmonie du corps, l’exhibant nu, dissimulé seulement de quelques voiles en cellophane.

Résidence en danse
Oeuvre portée à  couches multiples, “iFeel” est le fruit d’une résidence tenue au Collège de Saussure sous la houlette du DIP notamment, dont la phrase de son Magistrat, Charles Beer, « la culture est le ciment de nos sociétés laïques », fait étrangement écho à  la scénographie. Au fil de plusieurs mois, élèves et enseignants ont pu se familiariser avec le processus de création et le prolonger par des réalisations s’étageant de la photo à  l’installation plasticienne

Bertrand Tappolet

iFeel

ADC Salle des Eaux-Vives. Genève. Jusqu’au 27 janvier 2010.

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Publié dans danse
Un commentaire pour “Marco Berrettini. Les formes de la colère
  1. bob dit :

    Sloterdijk est un bourgeois, qui vit dans l’opulence, le confort et avec un statut et une respectabilité garantis.

    Il n’a pas la moindre idée de ce qu’est être pauvre : être soumis à un harcèlement de chaque instant mené par les plus riches (au travail et chez soi (les prédateurs ont un nom : actionnaires et propriétaires d’immeubles) .