La première exposition d’Elmgreen & Dragset à Genève marque une étape significative après leur récente présentation au Centre Pompidou-Metz. Avec de nouvelles œuvres inspirées par la proximité du lac Léman, les artistes continuent de brouiller les frontières entre l’art et l’architecture, la performance et l’installation. Elmgreen & Dragset, refusant la notion de duo, se considèrent comme un seul artiste, une position qu’ils partagent avec Gilbert & George par exemple. L’exposition comprend des installations et des sculptures – dont une œuvre animée par la technologie animatronique – imprégnées d’un pathos énigmatique devenu emblématique de l’œuvre d’Elmgreen & Dragset.
En face des panneaux, deux mains réalisées en bronze laqué blanc sortent du mur, tenant un petit merle. En s’approchant, les visiteurs remarqueront la respiration subtile et presque imperceptible de l’oiseau. C’est une scène de fragilité – peut-être s’agit-il d’un enfant qui essaie de sauver une petite créature mourante. Pace
L’exploration de thèmes universels et intimes
Elmgreen & Dragset explorent des thèmes tels que l’identité, la sexualité, les relations humaines et surtout le pouvoir, qui est au centre de leur pratique artistique. Leur besoin de raconter des histoires, selon eux, est une démarche « comme frappée d’interdit, presque un tabou » dans les arts visuels. Cette approche narrative découle de leurs parcours respectifs : Michael Elmgreen, originaire du Danemark, venant de la poésie, et Igar Dragset, originaire de Norvège, du théâtre. « Peut-être continuons-nous à faire du théâtre, mais sans acteurs, ou peut-être avons-nous toujours fait des arts visuels sans le savoir, avant même que l’on ne commence à nous considérer comme des artistes. Ou peut-être écrivons-nous de la poésie à l’aide d’objets. »
« Placés à intervalles réguliers devant l’impression évoquant un panneau d’affichage, cinq panneaux de signalisation routière forment une base structurelle et rythmique pour l’exposition, rappelant presque un regroupement d’arbres. Alors que leurs formes sont familières et universelles – des cercles, des carrés et des triangles – ils ne donnent aucune indication, aucun avertissement, aucune direction. Le panneau supérieur de chaque enseigne dépeint des nuages sur un ciel bleu, alors que les panneaux inférieurs sont faits d’acier poli miroir, reflétant ainsi la galerie et ses visiteurs. Cette réflexion de l’espace transforme les panneaux en caméléons; ils deviennent leur entourage, ils « nous» deviennent. Nous sommes livrés à notre propre destinée, à notre chemin personnel. » Pace
Un désert peut-être si désolé que personne ne sait qu’il existe. » La citation (de Inger Christensen) que nous, poursuite Michael Elmgreen avons choisie pour le panneau nous semble être une bonne métaphore de l’état mental général du moment : une certaine torpeur face à notre propre isolement et solitude, si profonds et si immenses que nous ne les remarquons plus. » Les artistes citent souvent la poétesse danoise Inger Christensen (1935-2009) qui, selon eux, « parvient à une sorte d’existentialisme ludique, un équilibre qu’il est rare d’atteindre. »
Elmgreen & Dragset s’inspirent de l’absurdité du théâtre de Samuel Beckett, où le comique bascule souvent dans le tragique ainsi qu’il l’expliquent dans le catalogue de l’exposition au Centre Pompidou : « L’humour seul ne suffit pas, surtout à une époque où nous sommes submergés de clips, de films et de mèmes drôles dès que nous allons sur Internet. Le contexte joue un rôle clé, la mise en lien et l’ancrage de l’humour physiquement, mentalement, émotionnellement, historiquement, socialement… Sinon, l’humour finit par n’être qu’une blague idiote. On pourrait dire que nous utilisons l’humour comme une sorte de moyen de gérer la colère, parce qu’il y a assurément de nombreuses raisons d’être mécontent ou inquiet en ce moment. »
Leurs œuvres sont souvent décrites comme espiègles et irrévérencieuses, défiant les institutions qui régissent nos vies. En « kidnappant » des objets et en les plaçant dans des situations inattendues, ils interrogent la manière dont la culture façonne notre environnement. Par exemple, des bottes de pluie trouées, posées à l’entrée de la galerie Pace, deviennent inutiles pour leur fonction première, incitant à une réflexion sur l’usage et la symbolique des objets du quotidien. Leurs sculptures, bien que souvent minimalistes en apparence, sont profondément imprégnées de sens et de symbolisme. Elles invitent le spectateur à une introspection sur sa propre place dans la société et sur les interactions qui définissent sa vie quotidienne.
Le minimalisme apparent de leurs sculptures est trompeur, chaque pièce étant profondément imprégnée de symbolisme. Ces œuvres invitent à une introspection sur la place de l’individu dans la société et les interactions qui définissent la vie quotidienne. Des sculptures, comme The Guardian ou Camoufflaged, recontextualisent l’environnement public. Cependant, pour des raisons de sécurité, cette approche n’a pas pu être entièrement réalisée à Genève et les oeuvres sont présentées en intérieur. Le gardien plongé dans la lecture surveille symboliquement la plage, détournant les attentes et créant un nouveau dialogue.
L’approche d’Elmgreen & Dragset, à la fois humoristique et sérieuse, invite à une réflexion critique sur les structures de pouvoir, les normes culturelles et les valeurs institutionnelles. En manipulant des objets familiers et en les intégrant dans des contextes inattendus, ils ouvrent un dialogue sur la manière dont la culture influence notre perception du monde.
« En fait, nous ne proposons que le début d’une histoire et les visiteurs doivent en inventer la fin ; nous créons uniquement le socle sur lequel l’histoire peut se dérouler. »
Jacques Magnol
Elmgreen & Dragset : Landscapes
23 mai – 10 août 2024
Pace
Quai des Bergues, 15-17
Genève
Michael Elmgreen, né en 1961 à Copenhague, au Danemark, et Ingar Dragset, né en 1969 à Trondheim, en Norvège, sont basés à Berlin et travaillent ensemble en tant que duo d’artistes depuis 1995. Ils ont présenté de nombreuses expositions personnelles dans des institutions de renom à travers le monde, notamment au Centre Pompidou-Metz., France (2023–24), Fondazione Prada, Milan (2022); The Nasher Sculpture Center, Dallas (2019–20); The Whitechapel Gallery, London (2018–19), et plus.