Un théâtre de l’absurde quotidien chauffé à blanc

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Dialogue oblique et incertain

Le meilleur de ce Hot House ? Les mano a mano entre le directeur et Gibbs, son souffre-douleur, que l’on croirait échappés des univers croisés de Labiche et Feydeau. Pascal Berney prête sa silhouette de majordome inquiétant à ce personnage un temps subalterne et humilié. Le comédien maîtrise bien depuis son interprétation du monologue Oui de Thomas Bernhard, le registre en mode répétitif et sériel. Ici, l’acteur misanthrope ponctue ses adresses à la direction de la formule exigée par le règlement – « monsieur le directeur » -, en la soulignant comme un refrain au creux d’un sillon trop rayé et appuyé pour être honnête. Avec lui, fausse obséquiosité et soumission volontaire de rigueur sont passées avec application.

Il en ressort ce que Pinter a mis en lumière : la surestimation de la logique qui présiderait aux échanges et expressions des personnes au quotidien par le dialogue conventionnel au théâtre. L’auteur a toujours mis en crise la supposée valeur informative de ce que les paroles peuvent véhiculer sur scène, comme dans la vie réelle. Dans le sillage d’auteurs tels Strindberg ou Wedekind, il semble que les personnages en lieu et place de se parler mutuellement, parlent l’un à travers l’autre. La vacuité de leur dialogue révèle une part de leur vacuité et l’ennui de leur vie. Mais elle sait dire aussi leur détermination à poursuivre un échange souvent basé sur un rapport de forces. Lush, un cadre alcoolique et retors sait trouver en François Florey la ligne de partage des eaux entre le compassionnel douteux, l’indifférence, le cynisme absolu et la réprobation à l’étonnement feint et béat. La mère du résidant 6457 a réussi à pénétrer dans l’établissement, ce qui semble interdit, pour prendre des nouvelles de son fils, dans l’ignorance de son décès la semaine précédente. Lush lui rétorque : « Vous ne l’avez pas vu depuis un an ? Voyons, c’est insensé ! Vous n’êtes donc pas venue pour la Fête des Mères, ni pour la Fête de la Moisson, ni pour le pique-nique de l’été qui réunit chaque année patients, soignants, parents et amis ?… »

Comme les vérités sont peu préhensibles et le langage « une mare gelée qui pourrait céder sous vos pieds » (dixit Pinter, Prix Nobel de littérature) rappelant la neige fondue de Hot House, il y a ici des silences en veux-tu, en voilà, joués comme une partition parfois scolaire en marquant les temps à l’excès, de manière métronomique. Or, les actes non verbaux sont souvent plus conséquents que le dialogue théâtral dans cette pièce comme ailleurs chez Pinter. Ils ont une structure musicale, avec thèmes et variations comme dans le boitillement évoqué plusieurs fois par le directeur. Autre variante silencieuse : les gels de l’action pour souligner la comédie dramatique de marionnettes humaines dépassées. Du théâtre naturaliste, donc, traversé d’échappées vers l’abstraction et de stases en arrêts sur images rapatriant l’atmosphère des toiles de l’Américain par ce qui semble être caractéristique de la société contemporaine : une profonde solitude, un isolement silencieux et l’écrasante banalité du décor des villes.

On a souvent parlé de la dimension cinématographique de l’écriture pintérienne. Et la mise en espace recueille quelques échos de la théâtralisation picturale entourant l’attente du photographe américain Gregory Crewdson. Tel un Hopper qui aurait troqué le pinceau contre l’appareil photo, Crewdson fabrique des images où l’inquiétude naît d’un quotidien d’apparence banale. Entre photographie, peinture et cinéma, une vision de l’Amérique à l’étrangeté fascinante. Il met en scène des individus à la normalité trompeuse qui surnagent dans des situations ambiguës, souvent troubles, dans les pavillons, les rues et les forêts de petites villes anonymes. Restent les hiérarchies de pouvoir bien mises au jour dans le monde incertain de Hot House, qui ne perpétue que les oppressions. Gageons que la purge finale faisant suite à une nuit des plus ou moins longs couteaux et débouchant sur l’instauration d’un nouveau régime, ne changera probablement rien aux atteintes faites aux droits et à la dignité de l’humain. Une vision cyclique de l’histoire que notre aujourd’hui ne saurait que reconnaître.

Bertrand Tappolet

Hot House. Théâtre de l’Orangerie. Jusqu’au 10 août 2014.
Rens. : www.theatreorangerie.ch Photos: Marc Vannapelghem

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