La Ribot, Juan Loriente, Juan Domínguez, – El Triunfo de La Libertad – Quand l’anti-théâtre provoque l’extase du théâtre.
La boîte noire du théâtre est une machine célibataire très maquillée qui utilise les instruments de l’artifice afin de produire l’illusion séductrice. Dans l’environnement classique de la Comédie, La Ribot, Juan Domínguez et Juan Loriente ont, à l’image d’enfants terribles du théâtre, détourné ce procédé. Dans El Triunfo de La Libertad, ce qui est habituellement caché au regard est entièrement exposé dans sa nudité brute.
Quand le spectateur s’installe, il ne remarque encore rien, puis les minutes s’écoulent et il attend toujours sagement tout en scrutant les parois de la scène réduite à l’état de caverne primitive. Le temps passe, encore, et le spectacle ne semble pas avoir commencé ; seules les infimes variations des faibles lumières de la scène intriguent autant qu’elles meublent cette attente mystérieuse. Imperceptiblement, une théâtralité de l’espace s’installe.
Discrètement, un texte apparaît, il se déroule à l’identique sur trois rangées de panneaux LED disposés dans l’espace réservé la scène. C’est un monologue textuel qui s’insinue là où l’usage privilégie le corps de l’acteur, le son, le mouvement, pour raconter une fiction entre satire et ironie où il est question des vacances d’un couple de jeunes mariés, puis, dans un piquant parallèle avec l’inaction qui se déroule sur la scène, d’un soir de 14 juillet 1789 ou Louis XVI inscrit dans son journal intime : « Aujourd’hui, rien ».
Le spectateur est face à un événement paradoxal, un witz événementiel qui se déploie dans un mouvement d’apparition et de disparition. Cette mise en scène de la désillusion a le charme ambivalent de l’illusion dans une atmosphère d’indifférence, de déliaison froide, silencieuse et malicieuse qui surpasse l’effet de distanciation. Dans cette pièce de spectacle texto-centrée cher au rituel du théâtre classique, la fonction de l’acteur est ici effacée jusqu’au bout.
Des spectateurs repartent quelque peu confus, d’autres sont plus fâchés. Leur réaction me rappelle celle d’étudiants lors d’un workshop, en 1997, avec Allan Kaprow, le père du Happening. L’artiste leur avait demandé de faire circuler un plat de poulet rôti en le passant de l’un à l’autre, ce qui avait provoqué la colère de plusieurs. Pour ces derniers, l’artiste n’était qu’un mystificateur car ils estimaient que les gestes du quotidien ne pouvaient être de l’art. Selon eux, ce n’était que lors d’un événement préparé que l’utopie paradoxale du happening pouvait devenir art.
Allan avait répondu qu’il préférait que les spectateurs se posent des questions sur l’art plutôt que de leur donner une réponse et il accepta cette colère avec calme et sérénité comme s’il ne s’était rien passé. L’art n’a pas pour but que d’offrir divertissement et plaisir de la beauté mais aussi de laisser une image qui interpelle, conduise à penser, imaginer, interroger. A la Comédie, la même indignation a frappé plusieurs spectateurs après la présentation de El Triunfo de La Libertad.
Le chiffre 0 représente l’imaginaire pur au sens mathématique. Dans notre imaginaire, le Rien permet d’imaginer le tout, et c’est un sujet d’étonnement dans l’art contemporain. Cependant, le rien à voir et à écouter surprend bien plus que dans l’art. La mise en apparence du Rien cache un secret tenu à bonne distance car elle engage à chercher plus loin un sens dissimulé. Dans El Triunfo de La Libertad se cache une Autre scène parallèle mue par une énergie d’annihilation et d’absurdité. L’apparence nulltifiée et paradoxale crée un signe vide, un rien source de l’indifférence esthétique. Cette forme du rien / du vide n’est pas transcendantale, elle absorbe toutes les formes de prétention du sens et retire quelque chose de l’ordre du visible. En s’éloignant de l’activité rituelle du théâtre, la pièce détourne toute évidence, toute convention.
L’anti-théâtre est l’extase du théâtre. Pour briser la sur-signification imposée aux choses, El Triunfo de La Libertad entre dans un processus de dégradation qui se pose en alternative au réel, à un Autre art catastrophique, non pas au sens d’une apocalypse matérielle, mais d’un dérèglement de toutes les règles du jeu. Duchamp et Warhol sont les pionniers de cette école de l’anti-art et de l’anti-esthétique.
Rien de minimal dans cette mise en scène courageuse, radicale et ironique dans ce lieu historique. La déconstruction au bord de la limite lance un défi au spectateur, le défi de porter son illusion au-delà de sa désillusion.
Yi-hua WU, à l’issue de la représentation du 29 août 2014.
El Triunfo de La Libertad,
de La Ribot, Juan Domínguez, Juan Loriente.
Vidy. Lausanne. 20 au 21 novembre 2015.
29 août au 1er septembre 2014. La Bâtie Festival de Genève, à la Comédie de Genève.