Fernanda Barbosa : corps, mémoire et âme de ballet

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Le Sacre du printemps (2013). Ballet du Grand Théâtre (2013). Chorégraphie : Andonis Foniadakis.© GTG Gregory Batardon.

Depuis 14 ans, Fernanda Barbosa anime de ses lignes corporelles fluides à nulles autres pareilles les créations chères au Ballet du Grand Théâtre. Alors que les premières danseuses, les élues des soli et anciennes étoiles ne passent souvent, qu’éphémères au firmament ou se détachent en duos et portés les sublimant relativement au corps de ballet, la Brésilienne demeure. Non, en fond de scène comme on le dirait d’un écran, mais en pivot dynamique, étonnement expressif, de toute chorégraphie, ouverte à l’entier du canevas et tissu des alphabets mouvementistes.

 

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Fernanda Barbosa. © GTG Gregory Batardon.

La jeune femme est aujourd’hui le vivant témoignage d’une belle longévité au sein de l’un des ensembles les plus exigeants au monde. Cette native de Rio de Janeiro a été nourrie au long souffle par des chorégraphes d’envergure, le top 50 international, de Gilles Jobin à Sidi Larbi Cherkaoui et Benjamin Millepied en ondoyant par Lucinda Childs, Saburo Tashigawara et Ken Ossola. A l’heure d’embrasser de nouveaux horizons, tout en préservant intact son incroyable jubilation et faim à danser qui la travaille depuis l’âge de 5 ans, elle est toujours la mémoire vive et la vestale à la peau délicieusement métissée du ballet genevois. Avec elle, « regarder n’est pas une expérience neutre, c’est une complicité », comme le souligne le poète et essayiste mexicain Octavio Paz.

Être interprète, naître créatrice

L’interprète, cette inconnue. Même le cinéaste du réel américain Frederick Wiseman dans son sociologique, poétique et buissonnier portrait de l’Opéra de Paris comme institution, ne lui donne guère accès au verbe articulé. Il se révèle ainsi plus sensible à orchestrer son film choral à la Tati, où la perfection des gestes est inséparable du halètement de la danseuse, et des échauffements de son partenaire en fond de plan. Sans voix off ni commentaires, la caméra de la Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009) suit ainsi les répétitions et les spectacles de sept ballets, et le travail des administrateurs, chorégraphes, maîtres de ballet, danseurs, musiciens, costumiers et techniciens de plateau. Par un montage dynamique, fluide il mêle les gestes des danseurs et les commentaires des profs chuchotés à l’arrière. Il soulève un sens certain de la hiérarchie avec tout ce que cela implique de rigidité dans les rapports sociaux et réduits trop souvent les danseurs à des minauderies ou un ballet formel sans paroles recueillies.

Pour les chorégraphes de renom si prompts à remettre en questions voire en crise les éléments de la fabrique tels Jérôme Bel, Raimund Hoghe, Akram Khan et Boris Charmatz, pour ne citer qu’eux, qui écrivent des soli ou duos pour d’anciennes ou présentes étoiles de ballet, des  interprètes de premier plan d’hier ou d’autres avec lesquels ils ont fait leur formation et dansé, les convoquant sur scène avec un bonheur et une pertinence très inégales. Point besoin de relire les classiques de la sociologie façon Pierre Bourdieu, pour disserter sur la reproduction des élites. Mais qu’en est-il des danseuses et danseurs de fond, ces infatigables athlètes « anonymes » ? Sans eux, rien ne serait possible au sein de la création chorégraphique issue d’un corps de ballet ?

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Coppélia par le Ballet du Grand Théâtre (2006). Chorégraphie : Cisco Aznar. © GTG/Isabelle Meister

Au rayon café d’une supérette de quartier, Fernanda Barbosa offre de trois quart profil un troublant visage d’ébène éclairci vers les teintes pêche (son jus de fruit concentré favori) de merveilleuse mémoire. Pour l’heure, la jeune femme emmitouflée au cœur des plis de son écharpe noire à larges mailles est accroupie, intriguée par une rangée de cafetières barrées d’un bandeau vert bambou. A la ville, la danseuse est un délicat alliage mêlant pudeur distanciée, générosité sororale et chaleureux engagement du corps pour évoquer ses années d’interprétariat. A la mention de la création de Coppélia (2006) décalée dans un univers kitsch acidulé, pop arty et cartoon par le baroque Catalan Cisco Aznar, la danseuse s’anime en gitane possédée comme les figures marionnettiques du ballet en deux actes naviguant entre cartoon burlesque et plateau de show tv, dans des costumes ramenant aux années 50. Froissant aujourd’hui l’écharpe entre ses mains, Fernanda Barbosa refigure sa lecture à haute voix entreprise spontanément dans les couloirs antichambres des répétitions. Le chorégraphe la voit et, fasciné, intègre cette scène parlée-mouvementée dans sa pièce. Barbosa rit : «  Autour de moi, lors de cet exercice improvisé et inconscient de son tumulte, on me prenait sans doute pour une folle, en se disant per se, celle-là je ne le connais pas. »

Et pourtant celle-là fut interprète d’une reviviscence du dyptique Jours étranges et So Schnell, réalisée en 2011 pour le Ballet du Grand Théâtre et tirée des Carnets du chorégraphe Dominique Bagouet (1951-1992). Le merveilleux ludion qui renouvela l’expression dansée en France dans les années 80 et 90 évoque en termes génériques et créatifs, l’interprète qui « se penche sur le mouvement. Il l’enfile comme un vêtement bâti en gros d’abord et ensuite l’habite, le forme de façon qu’il devienne complètement son vêtement propre. Le sens sort alors à travers lui. » Tout Fernanda Barbosa est là, elle que son nom aux consonances insulaires évoquant les mers chaudes de la saga-franchise Pirates des Caraïbes place souvent et involontairement en tête de liste des distributions labellisées tantôt « danseurs » et maintenant « danseuses » et « danseurs ». Alors que sur le plateau, la jeune femme correspond à ce qu’avance la chorégraphe Mathilde Monnier, confiant qu’en danse, c’est souvent la marge qui fait et architecture l’image scénique.

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