Au Centre d’Art Neuchâtel, mêlant le particulier au générique d’une société de consommation mondialisée, le travail que Fabien Giraud ET Raphaël Siboni déploie avec Raphael Sibonidepuis 2007 se situe à la limite entre réflexion d’anthropologie culturelle, recyclage pop et entertainment.
Entretien avec Fabien Giraud ET Raphaël Siboni. Par Bertrand Tappolet.
Recyclage
En deux ans, ces plasticiens entomologistes sont devenus les figures les plus en vue de l’installation plasticienne européenne. Ensemble, Ils expérimentent un laboratoire de formes en mutation, mettant en scène expériences et archétypes de notre société de “consumation” (motos, sodas, baskets, avion, jeux guerriers), suscitant des réactions et en observant les résultats. Ils conjuguent des protocoles rigoureux à un chaos qui installe lentement son empire.
Une démarche d’anthropologie culturelle, réflexive et ludique, dont la Biennale de Lyon se fait l’écho en 2007. « Je travaille souvent à partir de phénomènes, sur des choses que je considère comme des excès culturels dans lesquels j’essaie d’opérer des réglages », explique Fabien Giraud. Attiré par l’univers du Guinness Book, c’est alors la découverte d’un corps éponge, celui de Michel Lolito alias « Monsieur Mange Tout », aujourd’hui disparu. Son exploit ? Avoir avalé un avion entier morceau par morceau. Pour leur création “La Double Paroi“, les artistes découpent un Cessna 150 en carrés de 2 cm de côtés. Puis le reconstitue en recouvrant l’ensemble des parties d’une gangue de colle évoquant le processus digestif. Ce que le corps a fait l’intérieur se voit à l’extérieur sous la forme d’une inquiétante étrangeté d’un aéroplane distordu aux cicatrices à la lisière de l’implosion.
Rituels
L’idée de l’exposition envisagée tel un rite païen auquel on fait participer le spectateur traverse la proposition neuchâteloise intitulée “NILF, Calculating Infinity“. L’idée de rituel remonte pour Fabien Giraud à la découverte du film de Jean Rouch, “Les Maîtres fous ” (1954) qui se penche sur la secte des Haouka se livrant au Niger à des pratiques rituelles de possession et d’exorcisme. Un opus violent, à la limite encore aujourd’hui du soutenable, avec des transes, des baves épileptiques. Mais ce n’est pas seulement un document ethnographique, car, dans le miroir qui nous est tendu, nous voyons une image déformée de notre civilisation.
L’une des trois salles neuchâteloises accueille “NILF” : une vidéo témoignant d’un rituel pulsionnel, incompréhensible et tournée en stéréoscopie. Elle délivre cette impression d’immersion en 3D dans l’image haute définition lorsque l’on porte les lunettes idoines. La pratique filmée évoque les riches heures de l’art corporel, des premiers feux de l’exposition ritualisée d’une anatomie d’expérience chez Vitto Acconci puis Bruce Naumann au Live art performatif. Un homme se livre à des pratiques onanistes ritualisées, découpant avec une précision chirurgicale une montagne de baskets qu’il agence entre elles, en pyramide notamment, recouvre de crème chantilly ou au chocolat avant de les incendier. On songe à Paul Mc Carthy et son utilisation de la mayo, du ketchup et des crèmes liquides pour manifester divers fluides corporels. « Ce qui compte ici, c’est l’idée d’un bouclage sur elle-même d’une oeuvre étirée à l’infini comme sur un ruban de Moebius et dont chacun des points reste singulier. Le jeune performer d’une vingtaine d’années produit, lui, un rituel fétichiste proche dans ses formes de l’artiste étatsunien. Ses actions sont saisies dans un style docudrame au réalisme cru avec visage flouté et voix modifiée. Le spectateur se trouve au cà“ur d’un acte répétitif, solitaire, marqué par le désà“uvrement.»
Chez le duo artistique, pourtant, pas de critique frontale de l’uniformisation des produits, formes et comportements à l’ère de la mondialisation. Pas l’ombre d’une démarche un brin convenue, comme chez le dramaturge et metteur en scène Rodrigo Garcia. Qui dénonce, par la représentation de corps rendus à leur animalité, les dérives de notre société, la dictature de la rentabilité, la manipulation et le formatage des individus. Mais plutôt une mise en crise du caractère générique des singularités, une exploration inspirée du dérèglement d’une forme par son excès et sa prolifération même qui deviennent la règle. Témoin “All Flavors Infinite Refill” consistant en un distributeur de soda en inox dégorgeant continument un liquide composé d’un maelstroem de plusieurs sodas de marque. Le travail de la paire Giraud / Siboni consiste à amplifier des rituels contemporains, générant des formes aberrantes et boursouflées, vision anxiogène d’un entertainment culturel totalitaire.
Bertrand Tappolet
Centre d’Art Neuchâtel, jusqu’au 12 avril 2009.
Rens. : www.can.ch