Squares de Montchoisy : première opération d’urbanisme moderne de Genève ?

Montchoisy

Le 18 mars 2008, le Conseil d’Etat a adopté un plan de site, dit des « Squares de Montchoisy », situé entre la route de Frontenex, l’avenue William-Favre et les rues Montchoisy et Ernest-Bloch. Il entend ainsi reconnaître et préserver le caractère exemplaire et les indéniables qualités de cet ensemble urbain.
Cette mesure rend hommage à  la démarche des concepteurs du plan de morcellement de 1927, Maurice Braillard et Louis Vial, dans leur volonté initiale d’élaborer un quartier modèle. La presse spécialisée de l’époque parle des squares de Montchoisy comme de la première opération d’urbanisme moderne de Genève.
L’opération a été achevée dans les années 1950, dans l’esprit du plan d’origine.
Cette mesure de protection permet de répondre aux objectifs de sauvegarde, en conciliant les dimensions historiques, urbanistiques, architecturales, paysagères et artistiques de l’ensemble. La préservation de ce quartier exemplaire requiert de porter attention non seulement au respect de la cohérence de l’ensemble (gabarit, volumes, matériaux, aménagements extérieurs), mais également à  la substance architecturale des bâtiments (aspect des façades, profil des toitures, aménagements et décors dans les espaces partagés, tels que halls d’entrée et cages d’escalier).
Montchoisy

Les Squares de Montchoisy : différenciations urbaines
Par Enis Arikok et Paul Marti

à€ l’époque de leur réalisation, la presse spécialisée parle des Squares de Montchoisy comme de la première opération d’urbanisme moderne de Genève (1). L’intervention revêt un caractère pilote pour l’extension future de la ville: elle indique comment „…une Genève plus rationnellement construite (…) pourra s’édifier bientôt aux abords de la ville“. En même temps, elle constitue aussi un exemple pour la régénération de la ville déjà  construite; elle est un de ces „quartiers modèles à  l’imitation desquels devront être transformés (…) les quartiers plus anciens, conçus à  une époque où l’on avait pas encore conscience des véritables nécessités urbaines“.(2) Par cette double dimension, cet ensemble marque le début d’un cycle de recherche sur l’extension mais aussi le rajeunissement urbain qui aboutira, dix ans plus tard, au célèbre Plan directeur de 1935 (3). De manière plus focalisée, l’opération de Montchoisy préfigure la loi sur l’aménagement des quartiers promulguée en 1929 qui donne à  l’Etat la possibilité de faire réaliser des opérations d’ensemble sur des terrains privés, donc de faire dresser au fur et à  mesure des besoins des plans d’aménagement“ et de „prévoir les limites des terrains destinés à  des places ou à  des promenades ainsi qu’à  d’autres installations d’intérêt public“.

Dans ce qui suit, nous précisons les idées directrices qui informent la conception des espaces urbains et paysagers du nouveau quartier. Nous les replaçons dans le contexte de l’époque : comment l’ensemble de Montchoisy s’inscrit-il dans le débat local mais aussi international sur la ville moderne ? Mais surtout en quoi l’aménagement proposé par Braillard, Vial et les frères Honegger intéresse-t-il aujourd’hui ? Autrement dit, qu’est ce qui détermine son actualité ?

L’ensemble de Montchoisy est situé sur la rive gauche sur un vaste terrain en pente douce vers le lac. Il est implanté sur l’ancien domaine richement arborisé Naville & Pictet, issue de la division du domaine patricien de Montchoisy constitué au XVllle siècle. Le morcellement s’opère en deux étapes : la partie basse entre l’actuelle rue des Eaux-Vives et la rue Montchoisy est urbanisée à  la fin du XIXe avec des îlots traditionnels à  forte densité et des cours intérieures fermées. La deuxième étape intervient en 1925-1926, au moment de la vente de la propriété restante de 67000 m² et des négociations avec la commune des Eaux-Vives en vue de son urbanisation. Alors que la commune prolonge en 1925, l’avenue William Favre, la propriété est acquise par la société immobilière « Deux-Parcs » dirigée par Henri-Louis Wakker et Henri Honegger. Elle mandate Maurice Braillard et Louis Vial pour un projet d’envergure : le programme initial comprend ainsi pas moins de 800 à  900 logements, des commerces de première nécessité ainsi que des garages.

Au cours des années 1925 et 1926, Maurice Braillard et Louis Vial vont développer plusieurs avant-projets, avec ou sans conservation de la maison de maître et de sa caractéristique salle d’arbres. Les avant-projets font apparaître les thèmes récurrents de la recherche urbaine : prise en compte de la topographie naturelle, volonté de créer un effet d’ensemble, valorisation de l’espace public comme support de pratiques sociales diversifiées, définition d’une voirie moderne adaptée aux vitesses des transports mécanisés, cours aménagées pour le stationnement automobile, mais aussi conçues comme espace de verdure à  disposition des habitants.

Le 3ème avant-projet, très proche de la réalisation, marque l’aboutissement des recherches : il frappe par la cohésion d’ensemble et la clarté de ses articulations. Le plan d’aménagement prévoit maintenant seize barres de six niveaux disposées autour de quatre vastes squares rectangulaires communicants sur les angles avec les avenues. Les squares diffèrent légèrement les uns des autres par leurs dimensions, formes, traitements de façade et aménagements de sol. Les immeubles s’adaptent en élévation, à  la configuration de la parcelle. Enfin, les garages souterrains avec accès directs depuis la rue dégagent l’espace central et permettent son aménagement exclusif en jardin d’agrément.

L’ensemble urbain ainsi défini allie des qualités de rationalité, de salubrité et d’agrément. C’est aussi un projet ancré dans le territoire; il joue de la topographie du site, tire parti du cadre paysager, s’inscrit dans le prolongement du maillage viaire existant. Surtout, il dissocie des espaces extérieurs précisément qualifiés et articulés les uns par rapport aux autres. Espace rue et espace square déterminent les entités complémentaires d’un espace urbain à  la fois lisible et différencié.

Chez Braillard et Vial, l’espace public des rues de grande dimension et valorisées par les plantations d’arbres reste défini par le bâti qui s’aligne dessus. Il fait l’objet d’un étonnant travail de scénographie urbaine : les volumes épurés des façades et les galettes commerciales en position avancée déterminent un cadre métropolitain qui souligne le mouvement, la linéarité et l’écoulement rapide du trafic motorisé, une coulisse adaptée à  la perception fugitive de l’automobiliste en déplacement rapide. Un espace également propice aux pratiques sociales urbaines comme la flânerie le long d’arcades commerciales.

Les squares, de dimensions variables, apparaissent particulièrement valorisés. Pour chacun d’entre-eux est prévu un traitement spécifique. Dans le square A achevé à  la fin des années 1920, Braillard et Vial donnent une particulière emphase à  l’aménagement : „ profitant de la pente assez sensible du terrain, les architectes ont créé, à  des niveaux différents, deux parterres agrémentés de pelouses, d’arbres et d’un jeu d’eau, reliés par un escalier monumental à  double rampe, véritable réminiscence de l’important jardin régulier à  la française “ (4) dont ils empruntent le dispositif géométrique, la perspective axiale, l’organisation symétrique en terrasses. Ce jardin sur lequel ouvrent, en rupture avec le modèle bourgeois, les pièces de séjour se lit comme un espace collectif dédié à  la consommation esthétique. C’est un lieu de représentation, d’affirmation du statut social propre à  favoriser l’identification des habitants au quartier. Par les ouvertures sur les rues encadrantes, les sorties du garage souterrain et la position des entrées principales, c’est aussi un espace de desserte piétonne. Il assure la transition, la médiation entre les sphères publiques et privées introduisant par là  la notion de seuil dans l’ensemble résidentiel.

Dans les années 1930 et alors que seul le square A est achevé et les squares B et D ne comportent chacun qu’un immeuble, la crise de l’immobilier met un terme provisoire au développement du quartier de Montchoisy. Après guerre, plusieurs architectes, en particulier les frères Honegger, achèveront l’opération en respectant, dans les grandes lignes, le plan d’origine. (5)
Mais ils déclinent différemment l’articulation du square au bâti et au cadre urbain ou naturel environnant. Ils renoncent au double alignement avec son socle minéral et son caractère urbain en front de rue pour un parterre de végétation sans socle et l’avantage de relier visuellement l’espace rue au square. La transparence des rez-de-chaussée réalisée à  des échelles différentes, le traitement à  l’anglaise en particulier du square C qui tendent à  produire des effets naturels de paysage introduisent le thème nouveau de la continuité et d’une totale compénétration entre espace naturel du parc et espace urbain.

L’aménagement des squares de Montchoisy, en particulier dans la déclinaison qu’en proposent Braillard et Vial apparaît au final moins radicalement moderne que ne l’écrit la presse de l’époque. Il s’inscrit dans le prolongement de l’urbanisme fazyste du XIXe siècle et d’une tradition disciplinaire qui, à  l’instar de Camille Martin, s’efforce de concilier rationalité et hygiène d’une part, à  des préoccupations d’esthétique et de vie urbaine d’autre part. Enfin, la vision reste traditionnelle en ce sens qu’elle participe d’un développement organique, dans la continuité de la ville existante, sans rupture radicale avec le tissu sédimentaire.

à€ Montchoisy, on est ainsi loin des modèles de références développés à  la même époque par les avant-gardes internationales et qui vont informer les pratiques jusque dans les années 1970 : organisation de l’espace urbain en zones fonctionnelles, prévalence accordée à  la circulation, distribution et organisation des logements en fonction des seuls critères de fonctionnalité et d’hygiène, la relation à  l’environnement se réduisant à  des vues paysagères panoramiques. Du coup, on est loin aussi du schématisme qui caractérise l’urbanisme des CIAM, des espaces verts réduits au rôle de simple support de pratiques de détente en particulier sportive si ce n’est à  celui de pourvoyeur d’air, de soleil, de lumière, les pratiques sociales urbaines ayant migré à  l’intérieur des immeubles, dans les rues intérieurs et autres toits terrasses.

Néanmoins, ou peut être justement à  cause du décalage par rapport au débat international de leur époque, Maurice Braillard et Louis Vial livrent une contribution originale et personnelle au débat sur le quartier d’habitation, sur l’espace et le logement urbain. L’ensemble n’intéresse pas tellement par son caractère pionnier ou l’exceptionnalité de ses aménagements et, pourtant, il apparaît d’une remarquable actualité. Aujourd’hui, frappent en particulier la prise en compte de la topographie, des préexistences (viaires, salles d’arbres), l’approche différenciée et articulée des espaces libres dans lesquels les squares, seuils qualitatifs entre le public et le privé, intègrent de manière organique les différentes parties de l’opération tout en les liant et en les articulant au quartier et au parc encadrant. Mais aussi par la relation maîtrisée entre surfaces bâties et surfaces ouvertes minérales et végétales, et enfin par l’organisation claire des espaces piétonniers et automobiles. Sur un plan plus large, l’actualité des squares tient à  l’imbrication inédite d’un projet d’habitat à  un projet urbanistique englobant une réflexion fine sur le territoire et les pratiques sociales urbaines.

Enis Arikok, Paul Marti

Montchoisy

Au sujet des squares de Montchoisy voir :
1 Ursula Paravicini, Pascal Amphoux (sous la direction de), Maurice Braillard pionnier suisse de l’architecture moderne 1879-1965, Fondation Braillard Architectes, Genève, 1993.
Enis Arikok, Les squares de Montchoisy. Etude de plan de site, Recherche DCTI/SMS, Genève, 2006.
2 Camille Martin, Pour la Grande Genève, Genève, 1927, p. 20.
3 Au sujet des projets d’urbanisme de Maurice Braillard, voir :
Elena Cogato Lanza, Maurice Braillard et ses urbanistes, puissance visionnaire et stratégies de gestion urbaine (Genève 1929-1936), Editions Slatkine, Genève, 2003.
4 Louis Vincent « Les squares de Montchoisy » in Bulletin A.D.E.A. n° 3, 1929.
5 Franz Graf, Yvan Delemontey, Philippe Grandvoinnet, Honegger Frères (1930-1969) : architectes et constructeurs inventaire, évaluation qualitative, recommandations, Recherche DCTI/SMS – IAUG, Genève, 2006.

Publié dans architecture et urbanisme