Les mondes addictifs d’Antoine d’Agata

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Atlas. Antoine d’Agata.

Par des monologues féminins en voix off, le photographe français de l’Agence Magnum, Antoine d’Agata, recueille pour son documentaire, Atlas, des éclats de vies et pensées de prostituées. Troublant et jusqu’au-boutiste.

Dès 17 ans, Antoine d’Agata sillonne les terres de la nuit, partageant les destins des marginaux qu’il croise. En 1990, il suit les enseignements des photographes américains Larry Clark et Nan Goldin, chantres de l’intime des marginaux, qui marqueront son travail. Il partage le vécu des prostituées, junkies, abandonné-e-s du système. Il met son corps à la même épreuve que les sujets qui sont moins des modèles que des compagnes et frères. Drogue, sexe, plaisir, douleur, abandon, détresse lui permettent de s’adosser, selon lui, au plus nu et démuni de la vie, et d’atteindre à des couches inédites de perception du réel. Parallèlement à ce travail introspectif (“De Mala Muerte” & “Mala Noche” (1998), “Vortex” (2003), “Insomnia” (2003) et “Stigma” en 2004), il a aussi réalisé également des reportages dans des régions en guerre et sur les migrants.

Antoine d’Agata, c’est une mobilité vorace de paysages humains, urbains ou naturels. Le tout passé en plans fixes pour se faire le sismographe de détresses et jouissances fêlées de mondes axés sur l’expérience des limites sexuelles et narcotiques. De Kiev à La Havane en serpentant par Beyrouth ou Phnom Penh, le photographe cinéaste français s’est replongé pour son film dans ses propres psychotropes, de l’ice aux relations sexuelles, « non tarifiées et sous forme d’offrandes », précise-t-il lors de son passage à Genève. Le réalisateur écrit sur ce qui se veut un journal autobiographique : « Un homme sans attaches, rescapé d’un long périple, collecte des images ivres, morceaux épars d’une identité aussi atomisée que les territoires qu’il parcourt. »

Art du contact

« J’ai des relations amoureuses avec des femmes qui n’ont a priori pas de place pour ce type d’émotion dans leur vie. Je suis incapable de développer des relations dans le temps. Je partage la vie de malades, d’actrices porno, de junkies. Je rassemble des fragments aberrants d’histoires d’amitié et de solidarité qui se croisent et se recroisent. » Le performeur du réel qu’est aussi Antoine d’Agata rejoint les propos d’un cinéaste, écrivain et photographe français, Alain Fleischer. Ce dernier évoque le peintre, dessinateur ou sculpteur face au modèle vivant, un corps qui s’est dénudé. « La séance de pose est une parenthèse où le corps flotte en apesanteur, intact, intouché, immaculé, dans le champ d’un regard qui, d’une certaine façon, l’enveloppe de vide, le protège. »

Un art documentaire par contact est ici mené entre réalisme plasticien et autofiction avec aussi un outil d’investigation, son double, A., qui est une sorte de performer de ses films et séries photos. Il y eut ainsi en 2008, Aka Ana brassant sur des images d’héliograveur vaporeux rendant les corps brumeux, fantomatiques et à couches multiples, les témoignages à la fois très écrits et d’une déroutante franchise de « filles de joie » tokyoïtes solidifiant des scènes filmées où les prostituées sont dans l’acte sexuel, semblant mêler c jusqu’à les confondre, souffrance et jouissance comme souvent chez d’Agata. Comme dans Atlas, elles semblent dépasser leur statut univoque, réifié lié à la passe, de vase à fantasmes et à épanchement masculins.

Anatomies torsadées par des forces somatiques, telluriques comme chez le peintre Francis Bacon : le photographe apprécie les sculptures de chair mariant le bizarre et l’organique, comme le Français Laurent Goldring. Il se perd et se naufrage peut-être dans chroniques de voix dansantes autour de nuances du sordide et des prostituées s’adressant « aux milliers de mecs qui les ont baisées ». Et poursuit son vagabondage vital et mortifère, sa mise en péril dans un monde d’expériences et solitude extrêmes. Rencontre.

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Atlas. Antoine d’Agata.

Cette méthamphétamine ou drogue de synthèse, l’ice, que vous utilisez, semble permettre une hypertrophie du réel, une sensibilité exacerbée à ce qui entoure. Et simultanément, un désinvestissement du corps, un retrait de la réalité.

Antoine d’Agata : Il s’agit d’un double mouvement qui est loin d’être paradoxal. Vous le dites avec sensiblement plus de justesse que je ne pourrais le faire. Le fait d’en avoir sans doute trop pris m’empêche ainsi, pour partie, de formuler exactement les choses. La drogue de synthèse accentue tout en resserrant ce rapport au monde. Elle fonctionne par phases, en plusieurs temps en suscitant un éloignement, un désinvestissement, un désintérêt, tant au plan mental que physique pour le contexte dans lequel le corps évolue.

On rentre ainsi dans quelque chose de plus cotonneux, tissé d’un retrait du monde. La première partie rend les choses tellement intenses que lorsque l’effet vient à s’atténuer, on ne peut aspirer qu’à retrouver cet état de grâce originel que l’on ne recouvre en fait jamais. C’est alors une étape où corps et esprit doivent fusionner avec la réalité. Ne pouvant composer avec ce qui est, ils entrent ensuite dans une forme de dépression mélancolique liée à la non intensité.

Vous dites chercher à être toujours à la hauteur de vos mots face à des êtres croisés qui sont des sans-voix.

Je travaille avec les gens que je photographie. La méthamphétamine est une drogue qui rend plus lucide, performant et tenace dans le temps. On peut ainsi s’ hyperconcentrer, insister si, par exemple, douze heures sont nécessaires pour trouver la place d’une petite lumière. Il n’y a ainsi plus de notion de temporalités, d’urgence, l’être devenant d’une patience et d’une ténacité redoutables.

Loin d’être une cage, ce stupéfiant permet d’aller-au-delà et au-devant de l’autre, se confronter à ce que l’on ne pourrait faire sans l’aide chimique en question. C’est une drogue qui ouvre de façon extrême et dangereuse, dans le fait qu’il n’existe plus de limites ni barrières ou peurs. Plus rien ne retient ou n’empêche d’aller plus loin.

Vous ouvrez le film avec une jeune prostituée ukrainienne et des plans sur des barres d’immeubles dans le brouillard à Kiev.

La condition première et essentielle de ce film, si c’en est un, et de ses images, c’est le hasard de mes déambulation et rencontres. Il n’existe pas d’autres raisons qui président à l’existence de ces images de deux femmes ukrainiennes qui m’ont laissé les approcher, les filmer, ce qui n’est pas toujours le cas.

A mon sens, ce qui marque la différence entre mes images filmées et mes photographies, c’est une nécessité de donner une voix à ces femmes sans voix. Je m’arrête ainsi, passant plus de temps avec elles, lorsque je sens qu’il y a une possibilité de parole. Cette parole, cette voix est, à mon sens, formidable, magnifique. Ce qu’elles disent va au-delà de ce que je peux écrire ou penser. C’est en cela aussi que leur parole est précieuse. Ainsi, je m’arrête filmer dans un lieu pour cette seule raison.

Parlez-nous de ce témoignage, en voix off comme les autres, qui se déploie sur la vision du sillage d’un bateau. Selon le cinéaste mexicain Carlos Reygadas, pour voir plus, il faut aussi voir moins, retrancher ce qui peut être de l’ordre de la présence physique, décorporéiser. Comme aussi à la fin du film où le récit d’une femme invisible infuse sur des plans de votre intimité en prise de drogue et contemplation muette dans une chambre d’hôtel.

Vous touchez là à deux voix qui sont d’un autre ordre dans le film. La première est celle d’une femme vivant sur une île et auprès de laquelle j’ai trouvé refuge après de nombreux voyages. Les images comme celles de l’étendue maritime n’ont pas été tournées pour en faire un film, mais captées en fragments et pointillés au fil de voyages. D’où une forme possible ici donnée à ces images et voix. Cette femme étant grecque et vivant sur une île, je fus alors baigné dans une réflexion autour de l’Odyssée qui participe du désir de fondre ce témoignage dans la trame d’images bien connues.

Le récit de la dernière femme du film dit par une Américaine n’existe pas en réalité comme personne. Cette voix est ainsi le fruit d’une rencontre féminine qui m’a tant apporté ainsi que d’une correspondance suivie avec une prostituée australienne remontant à plusieurs années et avec laquelle je suis toujours en contact par internet. Il y a donc des éclats de courriels. Lors de mon dernier voyage, j’ai demandé à cette femme de me dire simplement toutes ces paroles dispersées, perdues que je ne pouvais me résigner à perdre. Raison pour laquelle, cette femme n’existe pas à l’écran, hors sa voix. De là est née la nécessité de revenir sur mon propre personnage à la fin du film. Car ces femmes en fin de compte me voient aussi et me renvoie à la place qui est la mienne. Mais cela c’est une autre histoire.

Atomisation, vaporisation de l’image d’une part. Et vous filmez avec un sac en plastique vous cagoulant pour augmenter sensations et plaisirs, de l’autre.

A ce moment, une autre personne me filme dans la pure banalité, trivialité des pratiques narcotiques. Celle-ci m’a été apprise au Japon par un homme qui s’appelle « Plasticman ». Une manière d’aller au plus près moins de la mort que de la perte de conscience, de la capacité du corps à résister.

On peut évoquer le décès de l’acteur américain David Carradine (la série Kung Fu des 70’, Kill Bill) disparu à 79 ans à Bangkok de mort accidentelle due à « un jeu sexuel » onaniste qui aurait mal tourné dans son chambre d’hôtel lors du tournage du film Stretch par le réalisateur français Charles de Maeaux. C’est un peu la logique de mon travail. C’est-à-dire m’approcher au plus près que faire se peut à travers la douleur, le plaisir, quelle que soit la méthode, de ce que l’on appelle la mort. Mais avec une volonté forte, froide de ne pas passer le cap. Le but n’est pas d’y rester, mais de vivre dans ce voisinage, cette complicité avec ce qui me fait le plus peur.

Vous dites : « Je ne peux que repousser les seuils. » Ainsi cette jeune prostituée forclose dans le pré-mouvement, qui ne se confond pas nécessairement avec l’immobilité. Elle est en position quasi fœtale absorbant des pilules de stupéfiant. Puis se tailladant les veines et buvant son propre sang. Comme dans la fiction de Marina De Van. Dans ma peau.

C’est compliqué. Il y a une scène identique dans Aka Ana. Lorsque l’on partage son temps avec des femmes qui ont des pratiques où elles se font du mal à elles-mêmes, il ne faut pas en tirer des images spectaculaires. Je leur demande ainsi de ne pas le faire, même si dans le cas d’une Japonaise, elle effectue ces actes de scarification quotidiennement, d’une façon très contrôlée. J’interromps néanmoins le processus en lui demandant de ne pas se couper.

Pareille avec cette jeune prostituée à l’écran. Le moment où elle se tape la tête contre le mur, voire se taillade les poignets, recroquevillée au sol, ce sont des choses qui m’échappent. Je fais l’image tout en lui demander d’arrêter ou c’est moi qui interrompt, ce que l’on n’entend pas à l’image. On est dans logique de faire sans. Et si l’image advient, garder celle qui suggère, sans entrer dans la complaisance.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Cinéma Spoutnik. Genève. Jusqu’au 2 mars 2015.

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