Les Voix du Caire, entre autofiction et théâtre documentaire

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Stefan Kaegi mêle des voix de prière issues de la capitale égyptienne. Une partition concertante à  dimension sociale, autobiographique et religieuse. Un art transitoire de la mémoire à  découvrir sur la scène de Bonlieu-Annecy, dans le cadre du Festival Extra-09, avant le Festival d’Avignon.

Après avoir fait appel à  des amateurs férus de maquettes ferroviaires (“Mnemopark“) ou des enfants de cadres expatriés au sein de multinationales installées en Suisse romande (“Airport Kids“), le metteur en scène suisse Stefan Kaegi a choisi Le Caire pour son ultime opus, “Radio Muezzin“. à€ travers les témoignages de muezzins, comme dans ses précédentes créations, se dessine une réflexion sur l’uniformisation des pratiques culturelles et leur caractère générique. Alors que s’affirme dans la capitale égyptienne la volonté de “remplacer la polyphonie des appels à  la prière par un appel radio commun”, souligne Vincent Baudriller, co-directeur du Festival d’Avignon.

Diversité en péril
Le muezzin est celui qui appelle les fidèles à  la prière. Il est libre de définir son interprétation tonale du contenu de l’Adhan qui, lui, est fixe. Quatre se retrouvent sur le plateau, délient leur existence, leur rapport à  la religion, et à  leur travail rémunéré 70 euros par mois. Au Caire, ils seront peut-être ramenés à  des tâches subalternes ou mis au chômage par mutation technologique et une volonté politique de centralisation. Au Caire, on entend résonner les carillons des Eglises. En Europe, les mosquées sont souvent installées dans des arrière-cours ou aux derniers étages d’immeubles anodins où le silence est de rigueur. Ainsi, même dans des quartiers comme Kreuzberg à  Berlin, où presque la moitié de la population est musulmane, l’appel du muezzin reste interdit.

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Une démarche qui s’inscrit parfaitement dans les horizons socio-politiques helvétiques agitées par “l’initiative anti-minarets” lancée par l’UDC et sur laquelle le peuple devra se prononcer. Rappelons que pour l’UDC, il s’agit de combattre les minarets en tant que symbole de domination, et non de contester le principe de la liberté religieuse aux quelques 350 000 musulmans de Suisse. Une initiative, qui sera par ailleurs difficile à  concrétiser, celle-ci violant plusieurs droits fondamentaux ancrés dans la constitution et les conventions internationales. à€ mi-chemin entre théâtre documentaire et fiction, Stefan Kaegi travaille au sein d’un groupe berlinois, le Rimini Protokoll, qui suscite des pièces documentaires axées sur le concept d’ “experts de tous les jours”. Ce terme désigne des anonymes qui ont une spécialité. Le protocole de création est censé les préserver de la spectacularisation et ils peuvent possiblement refuser des actions scéniques. Rencontre.

Vous parlez d’un concert documentaire.

Stefan Kaegi : Le parcours biographique des muezzins est intiment lié au fait que ce qu’ils réalisent se rattache au son. Même s’ils racontent leur vie au cà“ur d’autofictions, la dimension musicale reste éminemment prégnante. “Radio Muezzin” peut ainsi se confondre avec une forme d’arrangement musical, tonal et compositionnelles de divers témoignages qui tressent une polyphonie de voix. Si la partition concertante brasse plusieurs voix, il s’agit plutôt d’un chà“ur-conteur où l’on écoute par instants une seule et même voix et à  d’autres une forme plus concertante, proche d’un ensemble. La pièce s’ouvre sur un moment pareil à  ce qui se déroule quotidiennement à  six reprises au Caire : ce sont les quatre muezzins qui, à  divers moments, appellent à  la prière. Il existe ce mélange entre une forme légèrement disharmonique se distillant par volutes autour du public. C’est in fine une sensation d’ordre physique, kinesthésique dont on peut faire l’expérience au gré d’un concert.

Qu’avez-vous retenu des témoignages de ces muezzins?

S. K. : Cette quête d’une perfection vocale unique, diffusée électroniquement dans toutes les mosquées, pose le problème de l’absence du muezzin dans son lieu de prière. Alors qu’historiquement l’écoute de la voix est intimement liée à  sa rencontre physique dans un lieu. Hors de l’appel à  la prière (“adhan”), la voix joue un rôle essentiel dans l’Islam. Au sein des écoles coraniques, l’enseignement est étroitement associé au son. On apprend ainsi moins la mélodie, laissé à  la libre appréciation de chacun, que les rythmes dans lesquels est récité le Coran au cà“ur d’un processus de répétition, allant de la bouche à  l’oreille.

Il y a un dicton qui dit en substance que l’eau vient du ciel au Liban alors qu’elle ne provient que d’une source unique sur sol égyptien, le Nil. Il traduit bien la volonté de centralisation gouvernementale qui marque si fort ce pays, loin d’être un modèle de démocratie. Pourquoi remplacer des êtres humains par un procédé de diffusion au cà“ur d’un travail qu’ils ont du plaisir à  effectuer, c’est ce que ne comprennent pas les muezzins présents sur scène.

Et l’attitude face à  l’Islam que cristallise l’initiative anti-minarets de l’UDC ?

S. K. : Elle est symptomatique de la peur se manifestant en Europe envers une culture religieuse que l’on connaît peu ou mal. On ne comprend pas la langue et des mosquées à  Berlin ne disposent pas de traduction en allemand de textes en arabe. A l’ère de l’hyperglobalisation des échanges, le terme même d'”école coranique” est utilisé par certains comme supposé synonyme de “camps d’entrainement et de recrutement pour Al-Qaida.”

Sur les télévisions occidentales, environ 90 % des images qui sont montrées des Musulmans incluent des attaques terroristes et se font l’écho d’un dogmatisme étroit issu d’un Islam vu comme radical et fondamentaliste. Cela se métamorphose sous la forme d’une culture de la peur au sein des opinions publiques. La pièce est une chance de sur-titrer des personnes que l’on pourrait rencontrer au Caire ou ici, mais avec lesquels il nous est difficile de rentrer en contact, en dialogue. Point n’est besoin d’une exégèse du Coran en recueillant les témoignages retravaillés de ces gens vivant avec la religion qui sous une forme de montage et de partage dramaturgique avec ces muezzins.
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Comment avez-vous conçu la scénographie ?

S. K. : J’ai travaillé avec un artiste visuel du Caire et la musique est réalisée par un Egyptien ainsi qu’avec une Egyptienne pour la dramaturgie. Espace de communication et de co-connaissance, la scène s’essaye à  reproduire une forme de mosquée improvisée, dont plusieurs éléments sont reproduits : les tapis de prières ainsi que les ventilateurs, les chaises plastiques et un vestiaire à  chaussures. Une fenêtre vidéo ouvre un espace à  chaque biographie et partant à  une autre réalité. D’où quatre écrans dépeignant de manière documentaire la vie de chaque muezzin dans la mosquée, la rue ou à  leur domicile. En voyageant avec le spectacle, peut-être ces hommes se transforment-ils en ambassadeurs de leur propre existence ou se réinventent-ils dans une forme d’autoportrait ?

Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Bonlieu Annecy, 26 mai 2009 à  20h30
Réservation et infos
Avignon, Cloître des Carmes, 22 au 29 juillet 2009
Rés. : www.avignon.com

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