Pollock-Krasner : le dialogue entre deux êtres qui s’aiment est un fertilisant réciproque

La reconnaissance la plus importante revient encore à  l’homme

Parallèlement, la rencontre avec Pollock fit douter Krasner de ses propres qualités. Entre les historiens, qui ont vu Lee Krasner se mettre volontairement au service de son mari, et ceux qui prétendent que c’est lui qui l’exigea, Sandor Kuthy tranche et estime que le précurseur de la nouvelle école américaine n’aurait pas pris un tel essor, vers 1938, si sa femme avait été vraiment compétitive. Il relève également que les problèmes sont survenus à  la libération de l’ambition personnelle de Krasner: «l’aversion croissante de Krasner à reléguer ses propres besoins pour favoriser ceux de son mari, combinée avec les sentiments ambivalents de longue date qu’il a exprimés envers la carrière de sa femme et la nécessité pour lui de se distancer de l’attitude trop pesante de Krasner le glorifiant, ont contribué indubitablement à  la débâcle finale de Pollock. Il sombra dans la mélancolie et l’alcoolisme.

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Lee Krasner.

Sans aucun doute, la part émotionnelle de leurs rapports a radicalement changé Lee Krasner et Jackson Pollock tant dans leur personnalité d’artiste que dans leur être. De diverses façons et à  différentes époques de leur union, la dynamique de couple laissait à  la fois place au déploiement des options esthétiques de chacun, et les limitait rigoureusement. Le fait que Krasner, par sa sensibilité féminine, ait mieux compris l’enchaînement complexe, et sexuellement chargé, de dépendance et d’autonomie, inhérent à  toute relation d’importance, est souligné par sa prédilection, qui date d’avant sa rencontre avec Pollock, pour les fameux vers de Rimbaud. Leur association fut définie en termes de partenaires dans le travail, mais une appréciation si simpliste est piégée. Tout examen poussé de l’oeuvre de Pollock indique que, malgré son besoin de la reconnaissance par Krasner, rien probablement n’aurait pu le détourner de sa trajectoire. Pourquoi Krasner, contrairement à  son mari, se sentit-elle si souvent contrainte de détruire tant de ses oeuvres ? Il est évident que sa conception du génie de Pollock n’était, pour elle, pas conciliable avec ses propres progrès».

Les deux artistes ont diversement tiré profit des mêmes expériences: la période instable de la Deuxième Guerre mondiale fut positive pour Pollock, et négative pour Krasner, alors que les résultats de la psychothérapie qu’ils entreprirent plus tard (l’un pour combattre son alcoolisme, l’autre pour résoudre les problèmes de relation créés par la dépendance de l’autre !) furent inversés. La notion de relais reste cependant présente, car à  la disparition de Pollock, Lee Krasner poursuivit ses recherches et créa un oeuvre bien distinct.

Seule femme du groupe des principaux peintres des débuts de l’expressionnisme abstrait, parmi Arshile Gorky, Hans Hofmann, Franz Kline, Willem de Kooning, Robert Motherwell, Mark Rothco, et bien entendu Pollock, elle avait parfaitement assimilé les leçons de Picasso et les recherches de son ami Mondrian, mais elle était dépourvue « des contraintes et stimulations irrationnelles ressenties par Pollock».

Quand lui cherchait à  communiquer son drame humain en «fonçant» vers l’expressionnisme, elle évoluait vers une abstraction plus théorique. L’inventeur de la peinture-acte (action painting), du jet de peinture contrôlé (dripping), avait placé toute sa confiance dans les capacités de jugement de Krasner, il ne pouvait donc qu’être sensible à  ses appréciations. Les tentatives de Krasner d’expérimenter certaines techniques de Pollock, comme le jet contrôlé, vers la fin 1947, stigmatise l’enrichissement produit par leur dialogue. Enrichissement inégal, selon la coutume, car la reconnaissance la plus importante revient encore à  l’homme.

Jacques Magnol

* “Le cas Wagner”. Friedrich Nietzsche. Ed. du Trident, 1988, p.20.
Voir: Lee Krasner, Jackson Pollock. Sandor Kuthy. Kunstmuseum Bern, 1989 – 171 pages.
Photo de Lee Krasner (1908 – 1984) :  Michael A. Vaccaro, New York.

 

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