L’amour à  l’âge de la douleur

portrait

Un jour, une femme se fait quitter par un homme pour une femme plus jeune. Sur ce canevas classique de la fin d’une liaison, Claude-Inga Barbey propose dans “Les Petits arrangements”, son roman adapté et transfiguré en pièce de théâtre émaillée de chansons. Que voit-on ? Une odyssée de la rupture où Gilda devient Pénélope et l’homme Ulysse.

Entretien avec Claude Inga-Barbey. Par Bertrand Tappolet

Un choix de mêler l’épopée homérienne à  l’intime du couple, pour dire la brutalité d’une séparation où la cruauté la plus inouïe est comme acceptée, justifiée. Peut-être une manière pour Gilda de se démontrer à  elle-même que l’amour est resté douloureux, donc passionné ? « Tout, il m’a tout donné et puis tout repris en l’espace d’une semaine. Nous étions un, l’un dans l’autre à  chaque minute. Jamais il ne quittait mon esprit, ma vie était tournée entièrement vers lui. Inséparables… Comment faire confiance un jour de plus, alors…? à€ quoi sert-il de vivre encore un jour de plus après avoir connu cette sorte d’amour ? », lit-on, partagé entre sidération et abandon, dans “Les Petits arrangements”. Claude-Inga Barbey est une peintre douloureusement passionnée de l’intime et des figures de l’attente par substitutions. Mais elle est aussi femme de relectures de contes, légendes, mythes et auteures anglaises, toutes subtiles observatrices des gens et des situations, (Elizabeth Taylor, Barbara Pym, Anita Brookner, Virginia Woolf, qui posent que l’amour est aussi décevant qu’inévitable, aussi comique que nécessaire). Son roman a ainsi des vertus démystificatrices tout en construisant, dans le même temps, une légende de soi. Elle parvient dès lors à  hisser le singulier d’un vécu à  l’universel de nos vies.

En mille morceaux
Prendre la mesure du temps qui passe dans la fin d’une liaison. Et dans l’attente, qui sublime et effondre : tel semble être l’aiguillon de la capacité d’observation de l’auteure. « Je ne sais faire que ça pour l’instant encore, depuis toute petite, attendre…, souligne Claude-Inga Barbey. L’attente est douloureuse, elle empêche parfois de vivre pleinement, mais elle est la fondatrice de toutes mes observations sur le monde : que ce soit une mouche sur le rebord de la fenêtre ou le bus qui s’arrête et les gens qui en descendent tous les jours à  la même heure. Elle porte à  la minutie et la rêverie. »

Il est des livres qu’on ne préférerait pas écrire. Mais celui-ci est fait. La misère des temps et la douleur est telle que, parfois, l’on se sent obligée de ne pas continuer à  se taire, surtout quand on cherche trop à  nous convaincre de l’absence de toute révolte et des avantages de la résilience. Avec le naturel des saisons qui reviennent, chaque matin les enfants se glissent entre leurs rêves. La réalité qui les attend, ils savent encore la replier comme un mouchoir. Le drame de Gilda dans “Les Petits arrangements”, n’est-ce pas précisément de ne pas savoir comment replier la réalité comme un mouchoir ?

Sur le canevas d’une autofiction, l’auteure semble recycler des éléments autobiographiques : Charlie le nom de son chien devient celui d’un personnage. Certains traits de caractères de personnes réels sont éclatés entre plusieurs protagonistes. Tout semble comme précipité – au sens chimique du terme -, décalé. D’où une polyphonie de points de vue : celui d’Ulysse, de Pénélope, de la mère Anticlée. Qui dessine une matrice sensible et matière première du récit, lequel s’ouvre sur la chute de Gilda, se laissant aller en arrière, refoulant l’appréhension, dans des bras qui n’auraient peut-être jamais du se refermer. Le tout aspiré par un récit antérieur, qu’elle mythifie par le temps et les liens familiaux.

La porte de sortie ? C’est, sans doute, malgré le doute, la résilience à  transmettre aux autres et qu’accompagne sa transposition scénique de son roman : « Faire partager ses propres déboires aux autres, les conforter, les réconforter, les aider, en transmettant sa propre expérience de la souffrance, faire que les gens qui regardent se sentent accompagnés dans leurs déboires et rient d’eux-mêmes. Pour faire rire les gens à  propos du malheur, il faut se moquer de soi-même. C’est ma seule intention de mise en scène », écrit Claude-Inga Barbey. Qui, de manière moins paradoxale qu’un premier abord pourrait le laisser deviner affirme aussi : « On parle un peu partout de la résilience. Le livre est effectivement un acte de résilience « triste ». à‡a ne me suffisait pas. Il fallait que je trouve le moyen d’aller plus loin. Je l’ai fait en créant un spectacle comique à  partir de ce drame intime. Pour prendre de la distance en tentant de me moquer de moi-même et de mon chagrin qui finalement n’intéresse que moi. »

Au-delà  du ressort sentimental somme toute classique qui sous-tend “Les Petits arrangements”, le récit de cet amour/désamour est, pour Claude-Inga Barbey, l’occasion de jeter sur notre époque un regard de moraliste, parfois assez décapant. D’interroger l’état des relations entre hommes et femmes aujourd’hui. De pointer une certaine vulgarité de l’époque. D’imaginer les contours d’un possible romantisme contemporain. Le nouveau roman de Claude-Inga Barbey (son quatrième opus) est de ces livres rares qui, telle une chanson que l’on se repasse en boucle, vous donnent envie, sitôt refermé, de le rouvrir, pour se laisser étreindre par l’émotion d’une histoire d’amour triste et belle, d’une voix pleine de douceur, de rage et de mélancolie. La chanson ? C’est peut-être “Ulysse” de Nino Ferrer que la comédienne, dramaturge, écrivaine et metteure en scène se repasse, précisément en boucle encore aujourd’hui dans sa voiture au cà“ur du trafic urbain :

« Pourquoi faut-il être en oubli ?
Pour aimer…
Les yeux vident dans le silence
La peau d’Ulysse s’écorche aux danses
Seule sa chair vive m’entend toujours
Hurler pour lui je suis qu’amour
J’exploserai de beauté pour ses yeux
J’exploserai de caresse contre l’ennui
J’ai son bonheur dans le sang
Pourquoi faut-il être mourant ?
Pour m’aimer. »
Reste alors, encore et toujours, les mots, pour résister au ressentiment, à  l’amertume, et maintenir au-delà  du souvenir la beauté d’un instant inoubliable. Comme ce roman furieusement moderne, lucide et grave, emprunt de grâce, de sensibilité et d’une douceur inédite. Tout est vrai, juste, triste, drôle. Pas une phrase inutile. Aucun bon sentiment agaçant.

Écriture d’expérience
Dans “Les Petits arrangements”, Claude Inga Barbey communique une expérience quasi initiatique, ordalique. A la façon du philosophe, elle fait découvrir que l’amour qui ne tue pas ne rend pas nécessairement plus fort. Mais sans doute plus lucide avec parfois une longueur d’avance sur certains. Ce qui n’aide qu’incidemment à  continuer à  exister. Car dans un monde où tout consiste à  « vivre dans sa bulle », où les relations entre les hommes et les femmes sont laminées par la pornographie, le culte du moi et une atmosphère relationnelle rendue anxiogène par les temps de crises post modernes, excluant de fait nombre de possibilité de rencontre et de partage, l’amour apparaît comme une utopie aussi révolutionnaire que nécessaire. C’est tout le combat de la narratrice, qui ne triche pas avec elle-même. Elle assume ses faiblesses jusqu’au bout et ne se prend que pour ce qu’elle est. Ce qui en soi constitue déjà  un bel acte de courage. Un courage servi par une écriture puissante et belle, grave et engagée.

Pour le philosophe Clément Rosset, dans son impuissance à  consoler la victime du désamour, la philosophie touche sans doute à  sa limite « La raison a beau crier et remettre son prix aux choses, il y a effectivement une impuissance spécifique à  la détresse amoureuse qui ne peut être consolée par rien. L’alcool, les antidépresseurs, le suicide…, on peut tout essayer. En réalité, le seul remède qui fonctionne, c’est d’avoir la chance de tomber sur un autre amour. Je pense pour ma part que le sort de l’amour est tragique, puisque son objet est un objet inaccessible du fait même que nous ne sommes pas promis à  durer. »
Bertrand Tappolet

Claude-Inga Barbey. Les Petits arrangements, Ed. d’autre part, 2008, Lausanne.

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