Jeux de Masques

Porté à  la scène par Michel Favre, “L’Inconvenant” de Gildas Bourdet se fait le sismographe du choc de deux mondes, la haute bourgeoisie affairiste, sa dolce vita, son spleen existentiel et le monde du cinéma.

D’un côté, une équipe de cinéma à  la dérive : starlette délurée en quête d’opportunités (Fanny Pelichet) machiniste bourreau des cà“urs malgré lui façon “Boudu sauvé des eaux” (Jef Saint Martin), assistante un peu psy avec failles intimes comme on en croise dans la série “L World” (Valentine Sergo), productrice bègue (Deborah Etienne) congestionnée par l’échec annoncé du deuxième long métrage d’un cinéaste “abscons”, en dialogue avec lui-même, indéchiffrable pour les autres (Michel Favre), acteur vieillissant (Mathieu Chardet) dépositaire d’un art du jeu porté disparu et d’une poésie à  la Lautréamont (victoire de l’imaginaire sur le réel et ironie sarcastique). En face, chez les happy few, un Tycoon cynique (Jacques Michel) et profondément attaché à  sa fille (Sabrina Martin), sourde muette comme la plupart des ados en révolte ou ayant subi un traumatisme. Un serviteur grammairien à  la Feydeau qui a le flegme du domestique chinois de “La Panthère rose” de Black Edwards. Et une maîtresse de maison (Mariama Sylla) très cassavettesienne (l’intériorisation des émotions par l’actrice, dont le jeu doit donner l’illusion d’une continuité avec la vie). Il y dans le personnage de la jeune fille muette quelque chose de celui d’Yvonne dans la pièce de Gombrowicz, “Yvonne, princesse de Bourgogne“. On s’interroge également sur la peur de vivre qui étouffe les fantasmes et les désirs des personnages et aboutit à  une indécision chronique des sentiments.
Entre les deux univers, la collision de caractères. Les répliques fusent avec ce teint mi-cynique, mi-humoristique qui colore le quotidien. A partir de variations sur le langage, Bourdet nous offre une peinture du genre humain dont l’humour va parfois jusqu’à  l’absurde. Opposition de classes, de mots, de codes, contredits par une force de vie irrépressible emblématisée par l’inconvenant machiniste de cinéma. « C’est la fascination pour le différent, souligne le metteur en scène Michel Favre. Tous les protagonistes ont ce côté pluriel, « rubicube », avec des facettes parfois contrastées, antinomiques ».
Petite musique

Et si chaque protagoniste tente de vivre avec ses fantômes, ses fantasmes ; si chacun est acteur de sa propre mise en scène, c’est pour mieux être en porte-à -faux dans le décor des autres ; si les classes ne se mélangent que le temps de soupirs allongés, il y aura tout de même eu contamination d”un univers par l’autre. Tant la satire que le drame ne sont pas loin. Selon un tempo presque musical déjà  croisé dans “La Mouette” de Tchekhov (mais selon d’autres modalités), qui accorde une durée toute particulière à  chaque scène, “L’Inconvenant” ne succombe pas à  un désespoir trop grandiloquent ou trop pessimiste face à  des rushs de vies inabouties. La pièce s’accorde ainsi à  plusieurs reprises des images emplies d’ironie d’une nature humaine complexe, comme autant de promesses de lendemains qui (dé)chantent.

Mise en abyme

Comment un artiste (ici un cinéaste) voit-il son métier ? Comment l’appréhende-t-il ? Ni documentaire de technicien ni ode maniaque à  la gloire d’un réalisateur, “L’Inconvenant” fait d’une pierre deux coups : penser personnellement un art tout en entrant dans les thématiques de ce “personnel” : les femmes, grand sujet, le couple et ses vertiges, les égarements du cà“ur et de l’esprit, et leur construction à  la scène… voici ce que donne à  voir en parallèle Gildas Bourdet. Le théâtre de “L’Inconvenant” se décline donc entre une réalité plus ou moins falsifiée, et le caractère organisé de la création. De nombreux thèmes, comme le couple ou la trahison amoureuse, sont donc ici développés dans le film qui se tourne et dans le théâtre global. Le cinéma ne serait en fait qu’un mélange savant de ce que l’on fait et de ce que l’on crée. Bourdet aime en ce sens à  observer l’intérieur du tournage des séquences en les liant à  l’extérieur de la vie. “L’Inconvenant” est un une pièce subtile, intéressante dans son discours jamais assuré, belle dans sa forme, mélange de commedia dell’arte, de tragi-comédie de mà“urs, de vaudeville et de drame lyrique. La mise en abyme à  l’oeuvre évoque tant le Makung off que “La Nuit américaine” de François Truffaut. Qui n’est pas un film sur Truffaut, sur un cinéma centré et fermé, c’est une déclaration d’amour à  un métier et une réflexion (parfois grinçante) sur le rôle d’un cinéaste et sa place sur un plateau. On songe aussi au “Pornographe” de Bertrand Bonello, porté par l’interprétation de Jean-Pierre Léaud, dont la composition aussi fantaisiste que tragique illumine de bout en bout les affres de son personnage, un réalisateur de films X forcé de reprendre du service pour gagner sa vie.
“En écrivant mes histoires, j’en suis moi-même le premier spectateur, écrit l’auteur Gildas Bourdet. Et si elles sont dérisoires bien souvent, c’est que je cherche à  éviter le pire à  mes personnages, ce qui donne le ton de la comédie, car je crois que la tragédie, qui en est le contraire, suppose de laisser aller la fermentation du pire jusqu’à  son explosion fatale. Ainsi m’arrive-t-il souvent de penser qu’écrire pour faire rire n’est pas autre chose, tout pessimisme bu, que chercher à  conjurer le sort, ce qui n’est pas l’ignorer.” Dont acte.

Bertrand Tappolet

Publié dans scènes