“Blue Jeans” de Yeung Faï au TMG © Mario Del Curto.
« Blue Jeans » raconte la face cachée et inhumaine de la mondialisation. Cependant, au-delà de son message politique et éthique, ce qui constitue la valeur du spectacle de Yeung Faï et fait qu’il est à voir absolument, c’est l’originalité et la force créatrice de sa démarche artistique.
Entretien avec Yeung Faï, comédien, manipulateur et concepteur de « Blue Jeans » et Yoann Pencolé.
Dans ce spectacle, vous évoquez les conditions de travail en Chine. Pourquoi tenez-vous également à exposer la place des filles dans la société chinoise ?
Yeung Faï : La politique de contrôle des naissances a commencé à l’époque de Mao Zedong, dans les années 1950. Le leader de la République populaire de Chine pensait qu’une Troisième Guerre mondiale allait éclater. Afin de préparer le pays à un tel conflit, on incita les Chinois à faire beaucoup d’enfants. Cependant, la guerre n’est jamais arrivée. Entre 1970 et 1980, la population était devenue trop nombreuse. Pour y remédier, les autorités ont mis en place la politique de l’enfant unique. Depuis 1979, elle a provoqué une tragédie. Beaucoup de familles ont tué ou vendu leurs enfants pour qu’il n’en reste plus qu’un. Aujourd’hui, la politique s’est légèrement assouplie ; les familles ont l’autorisation d’avoir un deuxième enfant, moyennant un paiement.
En plus des disparités entre les sexes que constitue cette société patriarcale, un autre problème se pose : celui des enfants non déclarés. La plupart du temps, ce sont des filles. N’ayant aucune identité, elles ne peuvent alors pas aller à l’école et deviennent ainsi la main-d’œuvre des usines. Dans « Blue Jeans », j’ai voulu montrer les conséquences qu’une telle politique peut provoquer chez les paysans. A la campagne, les familles veulent avoir un garçon pour reprendre plus tard le travail ardu et physique des champs. Les filles ne peuvent rien faire, mis à part quelques travaux qui ne rapportent pas beaucoup d’argent. Elles doivent donc partir en ville pour être en mesure de vivre, aider le reste de la famille ou financer les études de leur frère ou de leur sœur. Une sorte de sacrifice « Blue Jeans » raconte cette histoire qui est celle de nombreuses familles chinoises. Nous confrontons la réalité collective au récit poétique et politique que portent nos personnages. En un mot, l’enjeu de ce spectacle est d’associer le documentaire et la fiction.
“Blue Jeans” de Yeung Faï au TMG © Mario Del Curto
Vos deux créations évoquent la Chine. De quelle manière, et pour quelles raisons ?
Yeung Faï : Hand Stories présente la situation de la Chine du temps de mes parents et de mon enfance. Il s’agit d’un hommage aux ancêtres. « Blue Jeans » évoque le pays tel qu’il est actuellement : l’« atelier du monde ». Il est nécessaire d’en révéler la face cachée. J’ai envie d’amener le public à se poser des questions à propos des ouvriers chinois qui produisent plus de 70 % des jeans de la planète. Je veux montrer aux gens ce qu’il se passe, les rendre attentifs aux conditions de travail inhumaines de ces usines et à la pollution qu’elles génèrent. Cette création est dédiée aux générations futures.
Yoann Pencolé : La Chine vit une époque terrible qui ressemble à celle de la France au milieu du 19e siècle. La situation semble même encore pire, car il existe un problème supplémentaire : celui de la pollution. Les rivières sont sales à cause des usines de fabrication de jeans. Elles rejettent les colorants directement dans les cours d’eau. Pendant ce temps, le gouvernement estime que tout est en ordre. Les Occidentaux n’ont pas le droit de fermer les yeux là-dessus. Nous tentons de le démontrer à travers « Blue Jeans ».
“Blue Jeans” de Yeung Faï au TMG © Mario Del Curto
Entretien avec Yoann Pencolé, comédien, manipulateur et assistant à la mise en scène.
La création aborde des thèmes graves. Comment le faites-vous ?
Yoann Pencolé : « Blue Jeans » s’attache à dévoiler le fonctionnement d’un système de production et d’exploitation qui semble satisfaire quasi tout le monde, à des degrés divers. Si chacun porte des jeans à travers le monde, le dessein est de montrer les rouages de sa production en Chine, dont les conséquences tant humaines, sociales qu’environnementales devraient nous interpeller comme « consommacteurs ». La Chine produit ainsi le 70 % des jeans de la planète pour des salaires de misère, alors que ce vêtement est le symbole d’un supposé effacement de frontières entre sexes, cultures et classes sociales.
D’où l’idée de proposer une forme de documentaire fiction en suivant l’histoire d’une jeune fille devant quitter le foyer familial à la campagne pour rejoindre une grande ville et son site de fabrication du célèbre pantalon. Des images directement tournées en Chine notamment à Xintang, la « capitale mondiale des jeans» dans la province de Guangdong, au sud-est du pays. Des réalités emblématiques de l’industrie textile chinoise dans son ensemble, qui devrait revoir ses pratiques et sa réglementation. Les situations en usines, elles sont inspirées, moins des Temps modernes de Chaplin, que du documentaire China Blue. Ce que cache le Made in China (2005) signé Micha X. Paled. Ce film suit la vie d’une jeune fille de dix-sept ans originaire du Sichuan, Jasmin, dont la création reprend le prénom, et les cadences soutenues imposées dans le cadre d’un travail à la chaîne de seize heures par jour. Esclaves contemporaines, ces jeunes filles ouvrières dans l’industrie du jeans sont souvent très mal rémunérées, voire pas du tout.
Cette création met en œuvre nombre de techniques : marionnettes à gaine, marionnettes bunrakus japonaises. Mais aussi théâtre d’objets sur fond d’images parfois giratoires montées sur une tournette, comme le réalise l’une des grandes signatures du cinéma d’animation contemporaine, Barry Purves (Screen Play, 2007), qui a collaboré avec Tim Burton pour son Mars Attacks ! (1996).
Comment est né Blue Jeans ?
Depuis la création en 2011 de Hand Stories qui, par la technique traditionnelle de la gaine chinoise, abordait notamment la période de la Révolution culturelle et de l’exil hors de l’ancien Empire du Milieu, le marionnettiste et metteur en scène Yeung Faï n’a pu retourner dans son pays de crainte de ce qui pourrait lui arriver Egalement après la détention et la mort en camp de son père sous la Révolution culturelle. Hand Stories abordait aussi la notion de documentaire à travers la plongée au sein d’une chronique familiale.
Une scène de « Blue Jeans » s’inspire du documentaire tourné dans le style classique du cinéma vérité, Last Train Hope (2009) de Li Xin racontant le retour par millions des migrants (leur nombre total est estimé à 200 millions) en leurs foyers lors du Nouvel An chinois. Les migrants et familles partent l’essentiel de l’année travailler dans les villes afin d’apporter l’argent aux grands-parents s’occupant des enfants, faisant retour pour une poignée de jours seulement à cette occasion festive. Il montre comment les familles sont fragilisées par ce système de production. Yeung Faï a ainsi tenu à partir de cette réalité de paysans ayant du mal à survivre dans les campagnes.
Est aussi explorée la déconsidération sociale frappant les filles dans cet univers d’exploitation agricole. Ainsi la jeune fille est-elle appelée à se sacrifier en usine pour que le petit frère, par exemple, puisse faire des études.
L’histoire
Pour « Blue Jeans », on découvre, perdu dans une lointaine campagne asiatique, un homme qui s’échine sous un ciel lourd à faire tourner son énorme meule de pierre. Victime d’un contexte ardu, un couple de paysans ne peut assurer un avenir pérenne à la ferme des deux sœurs jumelles venant de naître. On suit ainsi leurs parcours alors qu’elles sont devenues jeunes filles. L’une, Jasmin est contrainte de travailler seize heures quotidiennes dans un site de fabrication de jeans destinés aux plus grandes marques. L’autre est vendue à des Occidentaux et connaîtra une destinée sans doute plus clémente. Entre elles, défile toute l’actualité d’une mondialisation faisant d’un habit ultrapopulaire, la racine de toutes les exploitations.
Blue Jeans
Conception, scénographie et marionnettes : Yeung Faï. Assistant à la mise en scène : Yoann Pencolé. Gaine chinoise, théâtre d’objets et marionnettes. Documentaire-fiction marionnettique.
Théâtre des Marionnettes de Genève.
22 au 26 mai 2014.
Rencontre publique avec Yeung Faï
et Yoann Pencolé à l’issue de de la représentation du vendredi 23 mai 2014 à 20h15.
Entrée libre