Faire récits par des écritures-mondes

Le dessous de cartes

Dans, Backstage : Onscreen (Coulisse : sur l’écran), la native de New Dehli, Sumakshi Singh convoque les ressources esthétiques du film d’animation – le stop motion capture, le dessin au trait, le plan calque. Mais aussi de l’architecture (la maquette plane et en volumes) et de la scénographie (l’incrustation de personnages dans la pièce). Ce faisant, la réalisation module une réalité augmentée dévoilant le travail décoratif et multimédia comme un work in progress ou l’atelier de l’artiste en train de monter son travail comme le produirait en accéléré, sur un mode différent, un programme cathodique culte, Deco & Co. « Cette vidéo est aisément compréhensible, les dessins en étant quasi enfantins, cernés de noir avec des touches colorées très simples. Le procédé est celui de l’anamorphose ou déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique ou d’un procédé mathématique. On peut faire ici un parallèle avec certaines œuvres de la Renaissance, où la perspective était jeu construit mathématiquement. Sumakshi Singh questionne la peinture par le filtre de la surface bidimensionnelle et tridimensionnelle. Elle agit sur un espace existant déjà de toutes pièces. Elle déconstruit alors l’espace et les volumes existants, le principe de l’anamorphose se jouant de la question du point de vue. Son film perturbe aussi la perception oculaire en utilisant la technique vidéo du stop motion. Enfin, le fait de bâtir un atelier est aussi allégorique. Songez à Facebook où vous échafaudez une vision de votre propre réalité de manière fréquemment éminemment naïve et démiurgique générant son récit singulier », met en exergue Marie Blanvillain.

Pour son survival spatial et blockbuster, Gravity, le cinéaste Alfonso Cuarón imagine deux astronautes (Sandra Bullock et Georges Clooney), qui dérivent dans l’espace après la destruction de leur navette par les débris d’un satellite russe. Entre la jubilation parfois déceptive de la plongée dans les images du jeu vidéo et les scénarios recyclés des séries tv, le dispositif omis de communiquer sur la première femme cosmonaute étatsunienne détentrice du record de séjour dans l’espace et tombée dans l’oubli, Sally Ride. La remarquable installation du plasticien bahaméen Tavares StrachanThe immeasurable Day Dream (L’incommensurable jour rêvé) vient apporter un geste commémoratif qui se tient comme une transmission face à des pupitres d’écoliers sculptés dans une gangue blanchâtre. Au fil de l’œuvre en plusieurs volets, le spectateur peut récolter des indices qui lui permettra ou non de reconstituer une parcelle du destin de cette femme à l’exceptionnelle résistance, victime de préjugés misogynes renforcés par le fait qu’elle était lesbienne. Le séquençage de l’installation s’achève sur une vision du corps de l’astronaute en fluides lumineux, allégorie panthéiste évoquant les pièces maîtresses de l’animation japonaise, Ghost in the Shell et Final Fantasy. Dans L’Art en théorie et en action, le philosophe et collectionneur d’art américain Nelson Goodman écrit justement : « Les œuvres fonctionnent quand elles informent la vision ; elles informent non pas en fournissant de l’information, mais en formantre-formant, ou trans-formant la vision et non pas la vision confinée à la perception oculaire, mais la vision, comme compréhension, en général. »

wong-me

Me in Me. Ming Wong. 2013.

 

Femmes multiples

Le Singapourien Ming Wong aime les jeux d’identités mis en abyme comme de poupées russes. Sous la forme d’un retable d’écrans, le performer vidéaste narre trois parcours de femmes vivant à des époques contrastées. Trois moments projetés, présentant simultanément l’artiste au maquillage, les effets spéciaux révélés sous forme d’images incrustée notamment et le produit vidéo final. De la geisha du Japon médiéval au cosplay rétro-futuriste façon Bioman décalé, ce n’est pas peu dire que le Singapourien, qui s’exprime dans ses films en ayant appris phonétiquement le japonais, est un amateur de cosplay. En d’autres termes, cette sous-culture de l’ex Empire du Soleil levant consistant à embrayer surs tous les récits possibles en jouant de personnages, héroïnes et héros de manga, de films, de jeux vidéos, de cinéma d’animation asiatique ou de comics, en dupliquant leur look avec parfois un grand raffinement dans le détail.

Tant les conflits générationnels et identitaires de la saga de La Guerre des Etoiles et de Blade Runner que l’ombre tutélaire de l’icône de l’art contemporain de la Péninsule japonaise, Mori Mariko, planent sur le volet science-fictionnel de ce triptyque, où une figure féminine lutte pour assurer sa pérennité et son devenir dans un monde hostile. L’artiste Mori Mariko fait, elle, écho aux interrogations portant sur l’identité individuelle qu’elle soit féminine ou masculine dans une société profondément conformiste. Si Ming Wong ne génère pas de double robotique, à l’instar de Torimitsu Momoyo, il se métamorphose en personnage fantastique, SHE, « un androïde dont le passé inconscient resurgit, rappelant à sa mémoire la jeune étudiante qu’elle fut, tandis que son créateur, le Professeur, tente désespérément d’effacer les données de sa mémoire », explique l’artiste. Qui ajoute : « Dans des hallucinations changeantes, SHE se remémore d’innocents moments romantiques avec son petit ami et du combat avec le Chevalier Noir ». Ce dernier n’est autre que le petit ami d’enfance déguisé en Dark Vador.

« En parcourant tout le spectre de l’histoire du cinéma japonais, je me sens en phase avec les films de trois époques : le jidai-geki (période historique), le gendai-geki (moderne) et l’anime (contemporain) », écrit le Singapourien. Partant d’archétypes féminins puisés dans une filmographie japonaise participant d’une culture populaire, Ming Wong s’attache à des trajectoires féminises esseulées, incomprises et en butte à une société machiste, misogyne et patriarcale. Ses personnages errent en quête d’une réalisation, et d’un accomplissement personnels entre différentes incarnations de la Femme qui tente de préciser sa « notion du ‘moi’, pour performer son propre avenir ».

Les œuvres exposées embrayent fiction et réel et questionnent le récit. Les œuvres narratives s’attachent ainsi aux manières dont les artistes racontent : ce qu’ils racontent, et les formes narratives qu’ils imaginent et convoquent à cet effet. La plupart des installations proposées sont peu ou prou postmédia, allant chercher dans différents médiums ou en explorant plus avant chaque médium. « Entropy Wrangler (Dresseur d’entropie) de l’Américain Ian Cheng est un film sans fin réalisé à partir d’images de synthèse. Si Yoko Ono joue du principe de l’aléa et du hasard lors de sa performance, Ian Cheng utilise un médium qu’il a détourné en partant de simples algorithmes, détaille la médiatrice Marie Blanvillain. Au détour de sa création pour la Biennale, Planned Fall (Chute prévisibleAude Pariset, née à Versailles, travaille sur les vêtements qui sont un clin d’œil à la cinématographie des zombies et aux opus de George Andrew Romero (La Nuit des morts-vivantsLe Territoire des morts). L’artiste utilise le vêtement comme fantôme en jachère tout en le laissant dépérir. Le premier acte de son œuvre a été d’enduire de différents éléments et en plein air les vêtements présentés par la suite au visiteur. Du coup, l’artiste les laisse se détériorer et entrer dans une sorte d’état de putréfaction avant de les exposer à nouveau. D’où le lien avec le zombie, figure à la fois pourvue d’un corps en pourrissement post mortem et les consommateurs dépensant de l’argent dans les centres commerciaux et se dé-pensant par là même. »

 

Rencontre avec Ming Wong

 

Un regardeur-investigateur

Le Curateur Gunnar B. Kvaran relève pertinemment le pivot de sa proposition de micro-fictions dans la figuration narrative comme « laboratoire des possibles »,  tel que posé par le pape du Nouveau Roman, Alain Robe-Grillet. « Chaque romancier, chaque roman, doit inventer sa propre forme. Aucune recette ne peut remplacer cette réflexion continuelle », à en croire l’écrivain-cinéaste dans Pour un nouveau roman. De son œuvre, le Commissaire islandais retient que c’est « dans les formes qu’il fallait chercher le principal contenu de l’art, une conviction qui nourrissait également son œuvre cinématographique. Chacun de ses films était à lui-même son propre système, système non définitif et se renouvelant avec le suivant. »

Travaillé par le mystère et les faux-semblants, ciselés plastiquement, proches de l’onirisme d’un Cocteau ou d’un Lynch, les « récits cinématographiques » signés Alain-Robe Grillet sont autant de questionnements sur les zones obscures de l’esprit et les pulsions de l’âme humaine. Alain Robe-Grillet, la figure tutélaire du Nouveau Roman et cinéaste considérait son lecteur et spectateur comme un enquêteur. « L’image de cinéma », avançait-il, «  peut libérer mon esprit de l’esclavage. Désignant elle-même son artificialité, elle me permet d’arracher la réalité aux pesanteurs idéologiques du bon sens : quelque chose est là sur l’écran, une présence massive et incontestable, et pourtant cela se montre rebelle à toute récupération par les lois du réalisme. »

L’homme a réalisé notamment L’Eden et après (1971) et N. a pris les dés avec l’extraordinaire Catherine Jourdan, femme au regard fuyant et aux mains tremblantes. L’Eden et après est un film d’une fascinante beauté, ludique en diable avec personnages doubles, images répétitives et scénario en forme de poupées-gigognes organisé autour de tableaux vivants pour lesquels un sculpteur agrège des femmes dénudées aux débris de la civilisation occidentale. Le réalisateur y filme notamment sa « seule maîtresse », selon l’épouse Catherine Robe-Grillet, par un filtre proprement sidérant tuilant médusante intensité et relâchement mortifère. Chez lui, les personnages meurent et ressuscitent, changent de nom, disparaissent ; les affiches de cinéma ou les couvertures de livres s’animent et tendent à être plus « réelles » que les scènes initialement décrites. Est-ce un hasard si, les propositions de récits visuels les plus prégnantes exposées à Lyon ne semblent plus répondre qu’à leurs propres règles et ne s’attachent plus aux traditionnels et chers soucis de vraisemblance, de non-contradiction ou autres ? Autant d’œuvres complexes, foisonnantes donc, qui déjouent la narration par de constantes et ironiques interférences thématiques. Travail d’écriture polysémique que cette incessante interrogation des formes qui traversent les cultures d’ici et d’ailleurs, inlassable combinatoire de fictions fantômes, jeu tour à tour passionné, détaché voire déceptif avec les images et les mots qui génèrent. Car la vie n’est ni simple ni tranquille. L’écriture sous toutes ses formes n’a souvent pas pour visée de ramasser, par de rassurants qualificatifs ou images iconiques, en des récits bien et savamment ordonnés, un réel qui inquiète et interroge. Mais bien de le redéployer dans cette “intranquilité” précisément. C’est bien dans l’écart, dans le travail sur les possibles de nos images, supports et représentations, que peut s’inscrire l’honnêteté d’un « tracé péniblement reconstitué, jour après jours, à travers les redites, les contradictions et les manques », comme l’avance Alain Robe-Grillet dans Topologie d’une cité perdue.

 

Un titre, plusieurs possibilités

Le temps est élément important pour faire récit. D’où l’intitulé de la Biennale sous forme d’adverbes qui énoncent des temps différents au sein du récit. “Entretemps… Brusquement, Et ensuite“. Plutôt que les traditionnels « raconte-moi une histoire » ou « les formes de la narration », le curateur Gunnar B. Kvaran a trouvé un titre anecdotique marquant plusieurs temporalités. « Ce sont donc trois locuteurs temporels relativement classiques à mettre en lien avec la campagne visuelle de la manifestation. Ils peuvent faire partie de n’importe quelles formes de récit. Qu’il soit littéraire, vidéo, cinématographique multi ou postmédia aux temporalités contrastées. Partant, ce lien à la mythologie grecque avec trois divinités mises en lumière : Aîon (destinée, durée de vie et temps de l’action des corps), Kaïros (le moment opportun, l’occasion) et Chronos (le temps historique partagé entre passé, présent et futur), concepts dont la combinaison peut définir le temps. Ces mots – Entretemps… Brusquement, Et ensuite – peuvent être mis dans le désordre et ne font d’ailleurs pas un récit en soi. Mais seulement si des actions, des intrigues ou des personnages, par exemple, leur sont associés », conclut la médiatrice culturelle Marie Blanvillain.

ethridge-bubble-450

Louise Blowing a Bubble. Roe Ethridge.

 

En charge avec Brendan Dugan de l’identité visuelle de la 12e Biennale de Lyon, qui se décline sur affiches, sacs et autre produits dérivés, le natif de Miami Roe Ethridge qui vient de la photo de mode, signe un groupe de quatre portraits photographiques. Une série de micro-récits libres ou amorces de fiction avec un élément perturbateur qui semblent renouer un temps, avec les campagnes pour le compte de l’industrie textile italienne Benetton réalisées par le photographe italien d’Oliviero Toscani. « Le fait d’avoir choisi des gros plans est un écho au genre du portrait de Nobles qui naît à la Renaissance, souligne Marie Blanvillain. Tous les fonds de ces portraits sont gommés, comme coupés de leur environnement. Cette série évoque l’image publicitaire concentrant à dessein, une image et un message. Mais, ici il ne s’agit pas d’un micro-récit unique, globalisé que l’on ne questionnerait point. A vous, spectateur, de faire interagir ces quatre personnages dans les situations : un oeil au beurre noir, pour l’un, une bulle de chewing-gum sur le point d’éclater pour l’autre. Que s’est-il passé et en interaction avec qui ? On peut ainsi se créer du récit à l’extérieur même de la Biennale. »

ethridge-pig-450

Pig in Western Mass. Roe Ethridge.

Que voit-on ? Saisie dans un temps suspendu, incertain, une jeune femme bcbg mélancolique avec collier de perles, à l’attitude lassée et un brin tendue, probable compagne de l’artiste. Mais aussi en très gros plan, une adolescente au visage littéralement colonisé par une énorme bulle de chewing-gum, possible fille d’Ethridge. Et un quarantenaire interloqué, bouche entre-ouverte, œil droit souligné d’un coquard comme fruit d’un coup de poing. Il s’agit en réalité d’un autoportrait de l’artiste lui-même après une chute au Nouvel-An et non d’une photo dénonçant, par exemple, la violence conjugale. Ces trois images d’origine vernaculaire et familiale côtoient le portrait d’un cochon quasi humanisé tant il semble sourire. Bien qu’issue d’une ancienne campagne publicitaire où l’artiste a réalisé un gros plan sur un cochon inclut dans une mise en scène plus large, l’image n’est pas l’affiche détournée du dyptique cinématographique à succès consacrée au porc fictif, Babe. Cette photo constitue le principal élément perturbateur de la série ou son narrateur extérieur, pour le coup, au récit, puisque non humain. « Il n’y a, rappelle Claude Simon, cet auteur rattaché au Nouveau roman, ni commencement ni fin dans le souvenir. » Il existe ici des récits qui peuvent s’autogénérer presque à l’infini, entrecroisant les points de vue narratifs. Et revêtir, selon les situations imaginées, telles permutables identités. Voire se disperser en d’inconciliables séquences. Le mouvement de pollinisation, d’essaimage et d’appropriation des récits semble infini dans cette 12e Biennale, à en croire le Commissaire Gunnar B. Kvaran : « Ce sont autant d’histoires que les visiteurs pourront s’approprier et, à leur tour, raconter en les énonçant autrement, en les développant probablement un peu, et en les déformant parfois sans doute aussi. Elles se propageront selon diverses modalités, au gré des conversations, sur le mode de la rumeur, ou à l’aide des nouvelles technologies des réseaux sociaux, donnant lieu à des récits imprévisibles – augmentés, discontinus et fragmentaires. »

Bertrand Tappolet

Biennale de Lyon. Jusqu’au 5 janvier 2014. Renseignements, présentations et études des œuvres exposées sur : www.biennaledelyon.com

 

Tagués avec :
Publié dans expositions