Faire récits par des écritures-mondes


Transaction avec soi et atteintes aux corps

Pour délier cette chanson de dits et de gestes croisant moult médiums et les formes d’adresses narratives, il y a évidemment des stars en tête de gondole. Au détour de sa performance filmée en noir-blanc au Carnegie Hall de Londres au mitan des années 60, Cut PieceYoko Ono file son modèle de femme archétypale assise comme une geisha. La Japonaise se fait découper les habits selon un rituel dont elle accepte d’abandonner la pleine maîtrise des instructions dramaturgiques.  Cette musicienne et compositrice, baignée de culture zen, nomme cet événement performatif, une « transaction avec soi-même. »

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Cut Piece. Yoko Ono. 1964 – 1965.

Performance initialement d’une demi-heure réduite ici à un montage de quelques huit minutes transféré sur support vidéo, Cut Piece impressionne par la capacité sensible de l’artiste à conduire le public à effectuer des actes surprenants brouillant les frontières du moi et de l’altérité. Yoko Ono demeure agenouillée, mais pas toujours détachée, dans la pose traditionnelle d’une femme japonaise. Une paire de ciseaux est posée devant elle ou à ses côtés. Durant la performance qui peut mettre potentiellement l’intégrité corporelle en jeu, les spectateurs sont invités à s’approcher d’elle pour découper ses vêtements dans une taille ne devant pas excéder celle d’une carte postale, instruction que plusieurs « officiants » détournent en évasant plus largement la découpe. S’agit-il d’un rituel avilissant, d’une forme surréaliste de mariée mise à nu par ses célibataires ou d’une manière de révéler les atteintes faites à l’identité de la femme ou du corps exposé comme rituel et sculpture vivante déliés de tout désir de faire sens et d’en clore les possibles ? Quelques soixante ans après sa création à Kyoto, cette performance ne lasse pas d’intriguer. « Il y a cette idée de découpage, de déconstruction de la figure de l’artiste. Cette dimension d’une femme qui se laisse faire est peut-être une résonnance d’une condition féminine de l’époque qui n’avait souvent guère de voix quand au vécu de sa propre sexualité. En 2013, comme regardeur, j’y vois plutôt une déconstruction de l’ego de l’artiste comme figure intouchable, sacralisée, maître de toutes les interactions entre sa personne, son œuvre et le public. Le spectateur devient ici co-créateur de l’œuvre en respectant les instructions de l’artiste », détaille Marie Blanvillain.

Comment dire l’inhumain à partir de l’humain? Cette question traverse toute la filmographie de Rithy Panh (né en 1964 à Phnom Penh), alternant documentaires et fictions. Son cinéma est une mémoire vivante de l’un des plus sombres et tragiques génocides de l’histoire humaine : S-21, la Machine de mort khmère rouge Duch, le Maître des forges de l’enfer et son chef d’oeuvre d’animation à partir de figurines immobiles, L’Image manquante. L’Islandais Erró, lui, navigue entre peinture d’histoire et comics étatsuniens violents et gore pour saturer ses toiles des violences et sévices corporels à l’expérimentation sur des cobayes au cœur de la folie répressive du Kampuchéa démocratique des Khmers Rouges et leur centre de tortures et d’exécutions dans le monumental For Pol Pot (Tuol Sleng S-21), 1993. De même pour les premières années du conflit en Irak (God Bless Bagdad, 2003-2005).

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