“Dream Season”, une série chorégraphique à  l’ADC

ADC

Si “Dallas” est notre Homère, Homère fut aussi le Dallas de l’Antiquité. Le spectacle chorégraphique “Dream Season” d’Alexandra Bachzetsis convoque sur le plateau des scènes de films de genre. Impressionnant et faussement superficiel. A découvrir à  Genève à  la Salle ADC des Eaux-Vives jusqu’au 23 novembre 2008.

Créé en résidence à  l’Association pour la danse contemporaine de Genève, “Dream Season” se présente sous la forme d’une succession de scènes cinématographiques cultes rejouées par cinq danseurs-performers face à  la caméra de manière décalée au cà“ur d’un espace blanc qui évoque à  la fois un studio de photographe et l’installation plasticienne. Ce scènes sont puisées dans une riche banque d’images : le lynchien “Sailor and Lula”, “Closer” de Mick Nichols, “The Kingdom” (Lars Von Trier) et “A History of Violence” signé Cronenberg. Comme son titre l’indique, “Dream Season” est aussi un précipité de séries : un fond de sauce télé, un zeste de soap et telenovela brésiliens, avec quelques tranches de “Newport Beach (OC)” et une couche de “Dallas”. . Vivre, parler, danser, c’est-à -dire répéter des paroles et des mouvements déjà  écrits ailleurs en les interprétant différemment, en changeant leur direction, voilà  toute l’histoire des personnages, du cinéma et des arts vivants de la scène.

Cette création n’est pas sans évoquer, tant dans son dispositif scénographique que son champ de questionnement, le remarquable “Rendre une vie viable n’a rien d’une question vaine” d’Eléonore Weber créé au Festival d’Avignon en 2007. à€ travers une succession de confidences réelles ou fictives, l’auteur esquissait le portrait d’un présent qui rend chacun étranger à  soi-même, déconnecté du réel ainsi que de ses émotions. « Dans “Dallas” il y a des histoires mais pas une histoire. Chaque épisode part d’une situation initiale pour aboutir à  une situation finale identique. Ils peuvent êtres présentés dans n’importe quel ordre. Exactement comme les escales d’Ulysse. Chaque histoire commence avec un désordre temporaire et se conclut par un retour à  l’ordre. Ce sont tous ces désordres successifs qui donnent l’impression de vie, le sentiment qu’il se passe sans cesse quelque chose alors que globalement il ne se passe rien. » Les propos de la latiniste française Florence Dupont rejoignent précisément la construction dramaturgique adoptée par la chorégraphe-performer et danseuse zurichoise Alexandra Bachzetsis pour son “Dream Season“. “Dallas” et “l’Odyssée” d’Homère remplissent une même fonction : susciter un consensus culturel et populaire en célébrant un monde immobile.

Alexandra Bachzetsis arpente avec un rare bonheur critique les principales déclinaisons culturelles populaires – hip-hop, mode, strip-tease, films – pour en extraire les traits caractéristiques et des compositions. Elle développe un regard au scalpel d’entomologiste sur le corps devenu objet de merchandising, tout en interrogeant et recomposant, non sans une merveilleuse ironie, les figures archétypales de la féminitude conjuguée au contemporain.

Eclats chorégraphiques
Si la Zurichoise croit à  la fiction tout en en démontant les rouages à  vue, c’est bien au sens d’une articulation. Ainsi, sur scène, deux interprètes taillent leur dialogue ou plutôt leur confrontation, chacun face à  la caméra. Le haut du corps de l’un se prolonge par l’anatomie de l’autre lorsque les images sont projetées sur les téléviseurs. Preuve que rôles comme paroles circulent et sont interchangeables. Une belle idée que le spectacle prolonge en faisant reprendre certaines répliques par d’autres danseurs comme un chà“ur antique. Au fil de trois épisodes (“Family set up”, “Desire”, “Show down of the characters”) qui voit les interprètes recomposer l’image étendard du générique, le récit se déploie en explorant les figures du double. Il y a ainsi cette ambiguïté liée à  chaque silhouette ultrastylisée dans son statut et son stéréotype même. La nouveauté ? Une manière de ne raccrocher cette dualité à  aucun artifice, dans un élan d’épure prodigieux où se superposent transparence de la mécanique (fluidité et perfection absolue des enchaînements) et opacité des enjeux qui l’activent.

Tuilant et tressant déhanchements R&B, rock acrobatique, pole dance et chorus en forme d’asservissement sexuel volontaire, la danse est d’une troublante physicalité. Le story-board décline les corps à  corps, les recadre de manière incessante, confrontant le masculin au féminin dans un moment qui peut sembler a priori d’ “air sex” (mimer l’étreinte et l’acte sexuel tout en sculptant la présence-absence de l’autre dans l’espace), mais se révèle une reprise chorégraphique d’une scène de “A History of Violence” confrontant Vigo Mortensen et Maria Bello dans un coït mêlant désir, terreur et sentiment d’être viscéralement étranger à  l’autre.

Cruauté

Chaque interprète décline d’abord sa propre identité alors que son portrait apparaît sur un moniteur et son parcours biographique sur l’autre. Le tout est empreint d’absurde et de langage exsangue, sceau d’une incommunicabilité que la mise en espace relayera bientôt en écartant souvent au maximum les protagonistes, tout en les superposant, les hybridant dans leur projection mosaïque. Entre les protagonistes, entre vérités et mensonges devinés, c’est cette guerre où l’ennemi est le compagnon intime, avec des mots qui ne sont que griffures.

Comment réfléchir sur le vif sur le spectacle en train de se dérouler sous nos yeux ? S’inspirant d’un discours du chantre du développement personnel et de la programmation neuro-lingusitique, l’Américain Anthony Robbins gonflé à  l’hélium de la motivation, un performer multiplie jusqu’à  l’absurde les interrogations en anglais : « Qui sommes-nous. Où allons-nous ? Existe-t-il une signification à  ce que nous faisons ? Quels sont nos possibilités de changer nos rêves à  la lumière du jeu ? ». Derrière les campagnes publicitaires, politiques et de développement personnel, le storytelling, cette machine à  fabriquer des histoires et à  formater les esprit,  qui remplace le raisonnement rationnel.

“Dream Season” ne cède jamais à  la tentation de l’astuce scénaristique : tout s’y déploie avec la simplicité du rêve, en un cheminement de visions implacables. Après “Showdance”, “Murder Mysteries” (sur les conventions du thriller) et “ACT” (arpentage des clichés du strip-tease), Bachzetsis maîtrise parfaitement la mise en abyme des codes et procédures régissant le storytelling et la culture populaire tout en embrasant durablement le champ chorégraphique.

Bertrand Tappolet

“Dream Season”, Salle ADC des Eaux-Vives, 82-84 rue des Eaux-Vives. Jusqu’au 23 novembre à  20h30. Rés. : 022 320 06 06

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