Cindy Van Acker orchestre la rencontre entre Nietzsche et Nijinski

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Cindy Van Acker, ION. 2015. Photos Louise Roy.

Ion, le solo créé par la chorégraphe et danseuse Cindy Van Acker empreint de micromouvements est aussi une machine à voir.

Soit une forme d’installation plasticienne avec, dans un premier temps, une forêt angulaire de filaments lumineux verticaux scandant l’espace et se mouvant imperceptiblement. « Les filaments de lumière posés dans des tubes en verre résonnent de manière aléatoire sur une musique de Johann Christoph Pachelbel (1653-1706), compositeur et organiciste allemand baroque insufflant une dimension mystique emplie d’étrangeté », précise l’interprète. Ce début se déroule sans la présence physique de la danseuse. « Il me semblait important de montrer que l’on sait avoir quitté le corps de la danseuse exposée dans le foyer et que ma présence ne se pose pas immédiatement par la danse. Mon corps exposé suscite un sentiment possiblement mortifère. C’est une anatomie dont la vie semble s’être retirée. Mais dans le même temps les impulsions électriques font qu’il bouge malgré son immobilité première, organique. Dans ce tableau, je suis couchée sur le matériau qui revient ensuite au gré de la chorégraphie pour m’accueillir avant de m’envelopper. Il y a aussi la dimension plasticienne du texte qui raconte le dernier spectacle de Nijinski inscrit sur le corps comme un livre ouvert. »

Dans sa grammaire chorégraphique qui suit, Cindy Van Acker semble alors très proche notamment de la danse expressionniste allemande, à la fois très graphique, allégorique (Mort, Guerre, Folie) et charnelle. Puis, second temps, un espace d’un blanc immaculé et surexposé accueille l’artiste d’origine belge dans un habit rappelant la camisole de force asilaire. Dans ses déplacements latéraux, elle retrouve l’inspiration des bas-reliefs et vases grecs découverts au Musée du Louvre par Nijinski. Il s’en est inspiré pour la chorégraphie de L’Après-Midi d’un Faune (1912), qui imagine une danse linéaire en deux dimensions, où les interprètes se meuvent leur anatomie de face, mais tête, bras et pieds rigoureusement parallèles) de profil.

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Extase et douleur

La création est une forme d’hommage au penseur allemand si sensible au mouvement dansé et au danseur créateur de L’Après-midi d’un faune (1912). « Pour Nietzsche, la danse ne se contemple pas, elle se vit. Elle n’est pas spectacle ; elle est action. Acte sacré par lequel l’homme transgresse le réel. Mais, alors que la musique peut ravir celui qui l’écoute et l’entraîner dans un monde idéal, la danse ravit celui qui l’exécute et c’est là l’extase suprême puisqu’il y a participation de tout le corps et non pas seulement de nos sens », explique Beatrice Commengé dans La Danse de Nietzsche.

Nul doute que cet extase, Nijinki le connut de manière singulièrement douloureuse au fil de son dernier spectacle où il resta assis une vingtaine de minutes, immobile, sur une chaise suscitant le désarroi des spectateurs réunis à la Survetta House de Saint-Moritz le samedi 19 janvier 1919 à 17 heures. Nous sommes en 1919 et personne n’a jamais vu un danseur débarquer sur scène, s’asseoir, rester immobile et se borner à fixer le public pour le faire participer de sa danse et des « affres de la création ». Or comme le constate le psychiatre allemand Karl Ludwig Kahlbaum : « Sans pas de danse derrière lesquels nous cacher, nous nous révélons encore plus que d’habitude en tant qu’êtres humains. Nos particularités individuelles, sans déguisements, sont mises à nus, et nos figures, nos diverses façons de nous situer dans l’espace et dans le temps créent des climats émotionnels distincts… La posture se fait geste. »

Alors la pianiste entame un fameux prélude de Chopin, adoptant à chaque nouvel accord une position différente que refigure sur scène de manière décalée Cindy Van Acker. Il débute en tendant les bras en avant, mains relevées vers le haut, paumes ouvertes, semblant écarter un péril. Puis il les ouvre tout grand, donnant l’impression de vouloir accueillir quelqu’un, avant de le ramener au-dessus de sa tête, tendus vers le ciel dans un geste de prière et leur imprimant une dimension épique.

Nijinski sombra ensuite dans la schizophrénie et une certaine folie pour décéder en 1950. Il y a dans le programme de salle mis à disposition lors de la création de Ion au Théâtre de Vidy la reproduction d’un « texte inscrit sur le corps (de Cindy Van Acker) exposé dans le foyer du théâtre ». A la fin de la Grande Guerre, le 11 novembre 1918, l’art de Nijinski devient plus sombre et ses dessins abstraits, comme les rouages de la guerre d’où surgissaient parfois des yeux malveillants ou une bouche béante. Romola, son épouse, trouvait ses masques « effrayants et morbides ». Pour Nijinski, ils représentaient « Des visages de soldats. C’est la guerre. » Il se mit aussi à travailler à un nouveau ballet, que sa femme nomma La Danse de la vie contre la mort.

Sa prestation a été interrompue par le pianiste qui l’accompagnait car selon lui ses déformations du visage en masques morbides et grimaçants n’était plus de la danse. Ses lectures étaient alors La Mort de Maeterlinck et Ecce homo de Nietzsche. « Ayant découvert notamment le Journal de Nijinski et l’ouvrage de Arthur Japin sur le danseur et chorégraphe russe, ces lectures m’ont remise sur le chemin du philosophe allemand. Homme de paroles et de pensée, Nietzsche a connu fort peu de compréhension et de reconnaissance de son vivant. Il a vécu une extrême solitude alors que la danse de Nijinski a ébloui de larges cercles. Il y a l’éphémère du spectacle vivant et l’éternité des mots publiés », explique la chorégraphe.

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