Halina Reijn, la source vive d’Avignon

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Halina Reijn. Portrait de l’actrice qui joue dans “The Fountainhead”.

L’actrice prodige néerlandaise Halina Reijn réussit la rencontre entre un archétype, une idée représentée et une impressionnante palette de jeu exprimant de forts contrastes humains, pour son rôle de lucide muse tourmentée à la recherche d’une liberté absolue dans The Fountainhead. Sous la direction d’Ivo Van Hove qui signe une transposition à l’écriture de plateau si riche et souvent incandescente du récit fleuve de 700 pages, elle est à 38 ans, la grande révélation de cette 68e édition du Festival d’Avignon. Elle revient ici sur le personnage de Dominique Francon qu’elle interprète dans la pièce.

Halina Reijn donne corps et âme à une riche héritière et une lucide critique en architecture dans The Fountainhead (La Source vive), pièce adaptée très librement par le metteur en scène néerlandais Ivo Van Hove dans une atmosphère cinéma tout à la fois  cassavetesienne et bergmanienne du beau roman signé Ayn Rand. Ce dernier étant lui-même une transposition éminemment romancée de la vie du génial architecte américain Frank Lloyd Wright.

Un rêve d’architectes

Wright est un bâtisseur qui croyait dur comme pierre à la mission du génie, entendue comme la capacité d’exprimer dans des formes artistiques une conception du monde grandiose, unitaire et totale. L’architecture se métamorphose en religion qui dicte les lois de la relation entre l’homme et la réalité qui l’entoure. L’architecte, lui, devient le prophète d’une société future, ce que rendent bien les écrits de Wright qui abordent l’habitat avec des tournures messianiques et prophétiques confinant à une ambiance de révélation. Il avait nommé ses bâtiments, une « architecture organique » où toutes les parties sont reliées au tout, comme dans la célèbre maison pour l’homme d’affaires  Edgar J. Kaufmann, « Falling Water » dont les terrasses en béton et en pierre sont reproduites à la main par le comédien incarnant Howard Roark sur le plateau de The Fountainhead. Non ici en surplomb d’une cascade dans les gorges boisées de Pennsylvanie, mais à flanc de falaise.

La philosophie sociale de Wright se situait résolument hors du consensus de son époque, étant nostalgique et prophétique, populiste, idéaliste et autocratique. Elle réunissait une vue emersonienne du bien moral de la nature à la confiance américaine en l’individu. L’architecture devait être l’un des fondements de la nouvelle société et dans cet état idéal, l’architecte se devait de jouer un rôle prédominent. Frank Lloyd Wright imaginait des maisons individuelles, tout en horizontalité, épousant la forme du paysage  et s’inscrivant dans une urbanisation à échelle humaine. Howard Roark, lui, s’illustre aussi dans la conception de grattes ciels, se rapprochant des travaux de Ludwig Mies van der Rohe, directeur du Bauhaus et créateur du Seagram Building de New York, imposante structure de verre et de métal.

THE FOUNTAINHEAD -

“The Fountainhead”.  Photos : Christophe Raynaud de Lage.

 

Roman social

Dans une mise en scène ample et virtuose, tour à tour singulièrement intime et violement lyrique, Howard Roark est un architecte talentueux, visionnaire et audacieux, trop même pour ses contemporains. Au plateau, il est passé par Ramsey Nasr, insondable, vibratile et tendu vers un idéal asphyxiant l’être. Refusant tout compromis aux modes et aux désirs de ses commanditaires, ce bâtisseur prophétique doit bientôt abandonner l’architecture faute de contrats. Il devient simple ouvrier de chantier dans une carrière appartenant à Gail Wynand, un riche et puissant magnat de la presse. C’est l’impressionnant Hans Kesting qui l’incarne ici, parfois proche de l’interprétation du racé et subtil Raymond Massey dans Le Rebelle réalisé par King Vidor en 1949 d’après The Fountainhead. Dominique Francon (Halina Reijn), est une chroniqueuse qui travaille pour Le Banner (L’Etendard), le journal populiste dirigé par Wynand.

Francon tombe amoureuse de Roark, ou plutôt le désire comme une expérience à mener de la connaissance et l’émancipation de soi par les gouffres sans connaître sa véritable identité. Attirée par la belle dans sa salle de bain pour y changer une catelle – une invite sexuée claire -, Roark la viole en la soumettant sans ménagement avant qu’elle n’avoue avoir pris un honteux plaisir, une jouissance orgasmique à se voir ainsi humiliée et contrainte. A la ville, elle est plutôt une insoumise, étant la seule au Banner à s’opposer au tout puissant Ellsworth Toohey (Bart Slegers aussi intransigeant et manipulateur qu’un critique traditionnaliste peut l’être), éditorialiste qui a monté une cabale contre Howard Roark. Elle proposera un mariage minute au Connecticut à Peter Keating (Aus Gredanius Jr, enfant perdu dans un corps d’adulte ambitieux et dénué de talent à l’animalité fébrile), un symbole de l’architecture sociale auquel on a inoculé que pour aligner les commandes et les prébendes, il faut se conformer au goût du client et du public qui est de style classique.

Nulle surprise dès lors à ce que Toohey le recommande chaudement à Wyland, actionnaire principal dans la construction d’un complexe bancaire. Le directeur du « Journal du peuple » n’est pourtant pas dupe, les dessins de buildings que lui présente le critique en architecture suscitent sa raillerie : « Ils étaient superbes il  ya 2000 ans quand le style était nouveau ». Ce à quoi réplique Toohey : « Ne me dites pas que vous croyez en l’architecture contemporaine. Elle n’a aucune valeur, elle est l’œuvre d’individualistes forcenés. La valeur artistique est acquise collectivement par la subordination de l’artiste aux canons de la majorité… Le talent de Peter Keating réside dans le fait que ces édifices n’ont aucun signe distinctif… Par conséquent, il représente une multitude d’hommes. » Décidément peu impressionnable, Wyland monte à la volée : « Et il dessine des édifices d’une platitude affligeante… Votre Keating est insipide, il est donc l’architecte idéal pour ce projet. Il est sûr de plaire. Vous pensiez que je prendrais un homme de talent ? Je n’ai jamais pris de bons architectes pour les banques ou les hôtels que j’ai fait construire. Je donne au peuple ce qu’il veut, votre rubrique par exemple, M. Toohey… Tous ces architectes en vogue rivalisent de médiocrité.» Mais il consultera chez elle une autre experte du Banner, la responsable de la chronique « Votre maison », Dominique Francon pour le projet de la Security Bank. Elle lâche : « Je ne connais aucun architecte de talent. Mais, ce n’est pas le talent que vous recherchez. » Elle juge Peter Keating, l’associé de son père, un « architecte médiocre » qui est aussi son fiancé, car il est « l’être le plus insignifiant qui soit ». D’une statue grecque ramenée d’Europe, elle dit avoir préféré la détruire « plutôt que de lui imposer un monde où le génie était vaincu d’avance. Le monde de la populace et du Banner

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