Halina Reijn dans “The Fountainhead”.
Présence-absence silencieuse
Sensible à ses placements et mouvements dans l’espace où seuls quelques éléments permettent de situer un lieu, Halina Reijn semble puiser ses ressources du jeu à deux sources principales en apparence peu conciliables. D’abord chez l’homme de théâtre et cinéaste Ingmar Bergman qui permit au metteur en scène Ivo Van Hove de monter Scènes de la vie conjugale en 2005. Pour le Suédois, les comédiennes se mettent au service d’une pensée déchirée et inquiète. Elles incarnent des personnages pris dans des conflits internes et qui semblent enfermés en eux-mêmes. Comme dans Persona (1966), où un personnage féminin se dissout dans un face à face avec une autre femme, se regardant pour mieux se regarder elle-même et mieux se détruire l’une l’autre. Ensuite, le cinéaste John Cassavetes dont le metteur en scène Ivo Van Hove a adapté à la scène Opening Night et Husbands.
Or la comédienne hollandaise est loin de ne partager que l’élégant pardessus blanc cassé avec la silhouette de Gena Rowlands, l’actrice fétiche du réalisateur américain, dans Une Femme sous influence notamment. Il s’agit moins de reproduire une réalité préexistante que de favoriser une situation où la comédienne puisse s’exprimer comme en toute impunité, en toute impudeur. Faisant fi des canons arbitraires de la psychologie, son interprétation épouse la mouvance de comportements imprévisibles, parcourant une large gamme d’émotions, de la comédie de mœurs au mélodrame le plus strident en passant par des poses iconiques ou des stases immobiles où ses oreilles ne semblent pas avoir de paupières nourrissant architecturalement, émotivement et plastiquement tout le tissu du jeu environnant de sa présence en écoute silencieuse, assise en bord de scène. Elle nous convie à une aventure existentielle unique, exténuante et elle rapatrie, dans des poses d’obscur objet du désir saisie par une caméra surplombante, les souvenirs de la pin-up au destin tragique Betty Page ou de Marilyn Monroe. A en croire Marilyn, sa vie amoureuse fut l’une des plus tourmentées qui soit et parfois volontairement avilissantes comme la relation sexuée de Dominique Francon à Howard Roark.
“The Fountainhead.”
On la découvre aussi fichée de dos au centre du plateau, debout face à une vue nocturne panoramique de New York dans l’immense lof de Wynand ou assise à la table devant sa machine à écrire. Sa présence ressemble alors à celle de l’artiste vidéaste et performeuse sud-coréenne Kim Sooja, dont des pièces vidéos sont visibles dans le cadre de la collection Lambert qui s’expose à l’ancienne prison Sainte Anne d’Avignon jusqu’à fin novembre (La Disparition des Lucioles). Être et agir dans et par l’immobilité dessinent ici un équilibre. La contemplation et l’immobilité comme corollaires du mouvement sont les temps et postures privilégiés hier par Kim Sooja aujourd’hui par Halin Reijn. Cette posture met d’autant plus en relief les forces d’oppositions, les énergies réciproques de l’arrêt et de la mobilité, le cycle du repos et de l’activité, de la vie et de la mort si contrastées dans The Fountainhead.
Se déplaçant maintenant hors scène, elle dit ce qui était déjà au cœur de son rôle de femme déchirée et démiurge tentant de retenir son amant au bout du fil dans La Voix humaine de Cocteau montée par Ivo Van Hove en 2009 et devenu depuis un authentique blockbuster solo au théâtre, une confession s’adressant, dans leur langue, aux éclopés de l’amour hantés par la non réciprocité de leur amour. Pour La Voix humaine, derrière une vitre de 300 kilos ne s’effaçant qu’à la toute fin, pareille à une ardoise magique, arborant un sweet-shirt estampillé du couple disneyen Minne et Mickey de dos, elle est par les fibres les plus intimes de son vécu, cette femme délaissée par son juvénile amant devenue une passionnée larguée à la passion terroriste. Excédant la psychologie réaliste, son personnage découvrira en fin de compte, ayant des yeux en lieu et place des oreilles qu’il est au lit, dans les bras de celle qu’il doit épouser. Là encore, l’expérience des limites est patente, mais avec une telle acuité et lucidité, qu’une immanence émerge subtilement au cœur d’un désordre intérieur qui articule mesure et démesure d’un amour de soi ne connaissant plus guère l’altérité. A l’époque de la création, l’actrice confiait : « Le script s’est avéré être si familier et accessible que depuis le premier jour des répétitions j’ai été emporté dans l’histoire de cette femme. Une grande partie semblait sortir tout droit de ma propre vie. En plus d’être une histoire d’amour, c’est aussi surtout un cri désespéré pour le droit d’exister. C’est un sentiment étrange de parler plus d’une heure à quelqu’un qui n’est pas là, mais avec l’aide de Ivo, l’homme à l’autre bout de la ligne est venu à la vie, et je peux l’entendre clairement dans mon esprit dès que je prends le téléphone au début de la représentation. »