Le saut choral réinventé par la chorégraphe Cindy Van Acker

“Magnitude”. Cindy Van Acker. Photo Gregory Batardon.

A la fois spectaculaire comme un immense paysage monochrome doucement mis en mouvement, photogénique et visuellement proche de la transe, le saut répété, tourné, décalé, fiché et mis en échos joue pour Magnitude, la dernière création de Cindy Van Acker, sur un effet de masse non héroïque et virtuose de danseurs placés en lignes sur le plateau. Un joyau rythmique, graphique et plastique.

Cindy Van Acker

Jump Dance 3d

Présentée avec Lost on route 44 de Marina Mascarell et Monger signé Barak Marshall au sein du ProgrammeMix 7, Magnitude est conçu pour 22 interprètes du Ballet Junior. L’opus  fait confiance à la capacité de rebondir de juvéniles danseurs en les installant dans une structure en carré tramée de cinq lignes d’interprètes tour à tour mouvants et en mode pause/arrêt sur image. Abstrait, organique et plastique, la création tire du saut une force spatiale, rythmique, chorale et picturale inédite, singulièrement médusante.

Comme la réactivation d’un des gestes les plus ancestraux de l’humanité issu du primate, le saut répond ici à une puissance vitale rémanente remise au cœur de toute vie. Une force résistante que souligne sporadiquement un beat cardiaque électro assourdi et le chuintement métronomique des semelles baskets des danseurs dans leurs élévations et retombées pointe-talon. La pièce chorégraphique procède ainsi à une sorte d’épiphanie du corps sautant éclatant les mouvements en morceaux palpitants, jaillissant calmement comme des ventricules à cœur ouvert. Le saut n’est-il pas éminemment lié à la capacité de nous projeter dans l’espace, le temps du devenir et à arpenter un entre-deux ?

Si l’exécution du saut et son accomplissement esthétique se modulent relativement à l’intention donnée, force est de constater que les interprètes de Magnitude privilégient la neutralité dans l’expression de la saltation. Dans des sauts variant en amplitude, la dramaturgie de la chorégraphie semble ne pas privilégier le fait de repousser le sol, ce qui mettrait en exergue la propulsion. L’orientation du saut semble parfois privilégiée. Mais elle ne s’accompagne d’aucun souhait d’ « atteindre » ou d’ « aller vers ». Le saut traverse ici un état d’apesanteur, désir toujours contrarié dans sa lecture par d’autres corps restés rivés au sol. Ce en position debout ou accroupie, comme des sprinters sur le départ ou d’hypothétiques chevaliers et guerrières en attente d’être adoubé(e)s.

Pareille à un dé dont on retourne les faces, ou une forme géométrique marquant en relief des courbes de niveaux et de terrain d’une poétique géologie, cette création répond à une logique compositionnelle mathématique complexe. Ce qui est souvent le cas chez cette chorégraphe, sans doute l’une des plus radicale et inspirée de sa génération en danse abstraite et non narrative (Kernel, Pneuma 02:05, Diffraction).

Sur scène, surgissent des diagonales éphémères bondissantes, des agitations de surfaces corporelles mises de trois quart puis de dos. En faisant tressauter le pourtour de ce carré de danseur pareil à un cadre, la pièce reconfigure sans cesse le dessin d’ensemble. L’ensemble rapatrie par instants la sensation d’un immense trampoline où l’arrivée de certains corps à terre suscite, en échos et réverbérations, une sorte de rebond, voire d’élévation chez d’autres. Plus loin, des lignes de danseurs se retournent pour se faire face en oblique. Ailleurs les interprètes effectuent, pour partie d’une ligne, une rotation complète pour se retrouver en position accroupie et de dos. « L’idée originelle est venue de la vision de ces petits sapins que l’on plante dans des alignements à perte de vue, les vibrations et infinies possibilités de compositions géométriques qui en émanent », souligne malicieusement l’artiste. La fin dévoile ainsi une palpitation comprise au sein de micro-sauts décollant à peine du sol, l’avant et l’arrière du pied, comme une sorte de pompe ou pneumatique respiratoire mécanique crépitant en applaudissements de semelles volontiers chuintantes.

“Magnitude”. Cindy Van Acker. Photo Thomas Florestan.

Ascèse dansée

A l’orée de Magnitude, les danseurs gouttent furtivement sur le plateau faiblement éclairé d’une lumière orangée et amniotique. D’où l’impression d’une forme de lent pouring ou le fait de laisser couler les différentes couleurs sur la toile de façon continue. Voyez ces touches de chairs glissant sur le plateau en diagonales pour mieux s’immobiliser et lentement tourner sur elles-mêmes. D’où cette vision d’une sorte grille imaginaire de représentation informatique virtuelle en 3 dimensions et volumes. « La pièce étant d’une certaine radicalité et très frontale, j’avais envie d’une entrée en matière plus douce, tout en plaçant les danseurs dès l’origine en carré sous formes de diagonales. Lorsque l’on passe en voiture près de ces forêts artificiellement plantées, on transite des lignes vues en diagonale à une perspective de face. Cette approche suscite un mouvement du regard confronté à différentes perspectives. D’où l’entrée en matière de cette pièce avec un mouvement installant le point de vue frontal sur le plateau et dans la rétine du regardeur », ajoute Cindy Van Acker.

Si la chorégraphe évoque l’effort spirituel demandé à des jeunes danseurs, il ne s’agit pas uniquement du comptage harassant de temps toujours changeants (5, 7 et 13, par exemple). Mais comme le peintre américain Mark Rothko, Cindy van Acker veut autant toucher chez le danseur, et partant le spectateur, sa perception spatiale et temporelle que son cheminement intérieur. Ainsi, à l’image d’un Rothko recommandant que ses toiles soient exposées sur des murs peu éclairés afin que leur lumière puisse irradier de leur profondeur, Magnitude se déploie souvent dans une faible luminosité.

On songe ainsi par instants aux grandes figures de la peinture abstraite abonnées au monochrome vibratile et d’une infinie profondeur. En témoigne, naturellement, Mark Rothko, dont les œuvres chantent à l’unisson et se renvoient l’une l’autre leurs harmoniques. Une sensation que l’on retrouve à la contemplation des lignes ou grappes de danseurs qui peuplent Magnitude de leurs solitudes d’anachorètes bondissants. Sans oublier Alexandre Rodtchenko, qui amaigrit ses formes et les réduits en plans, ce qui n’est pas sans ramener au travail de Cindy Van Acker. Comment ne pas songer également à Pierre Soulages, ses monochromes noirs, pratiqués en microsillons géants, où la couleur vibre, et aux rectangles lumineux à faible variation d’intensité dus à James Turrell, où l’on se trouve pris dans une atmosphère méditative ?

Tremblements de corps

Du séisme touchant Port-au-Prince et sa région (2010, magnitude 7,0 à 7, 3 ; 230 000 morts) à la catastrophe de Fukushima (2011, magnitude 9 ; 20’000 victimes), le titre « Magnitude » s’associe à une actualité tragique, celle des corps tremblés, secoués en désignant l’énergie libérée par un tremblement de terre. Ici, le corps est trace, tremblement intermittent où s’insinue en creux l’espace de sa disparition et de sa rémanence fantomale, le dilatant dans ces allées et venues entre le haut et le bas, l’étendant comme une pâte charnelle et luminescente sur la toile de drames trop tôt oubliés. C’est la qualité de l’univers de Cindy Van Acker de ne suggérer qu’en creux sans affirmer de manière ostentatoire, tant le terme « magnitude » peut aussi s’appliquer à la luminosité tant apparente qu’absolue dans le spectre visible. On ne s’étonnera pas que l’on parle aussi de « magnitude limite »dans le cas des astres les moins lumineux d’un atlas céleste ou d’un logiciel de cartographie astronomique. La création pour trois danseuses Kernel  de la chorégraphe en 2007 ne se rapportait-t-elle pas, déjà pour partie, à une topographie astrale céleste ?

Au détour de cette fascinante et exigeante proposition, on se dit que Magnitude devrait, sans attendre, rejoindre les dancefloors les plus pointus devenant la “choré à la mode des raves et autres technos partys, accompagner les clips de Justice ou Beyoncé, signer la cérémonie d’ouverture d’ estivales Olympiades, dessiner les lignes de corps en masse façon gymnastique rythmique à l’unisson marquant la réunion tant attendue des deux Corées, servir de teaser pour le reboisement des forêts européennes, réaliser un duo avec la fontaine en jets d’eau jaillissant alternativement du sol bétonné de la place jouxtant Art Basel, représenter la Suisse à la prochaine Exposition universelle, servir de signe de ralliement chorégraphique aux mouvements des Indignés à travers le monde, griffer les pubs en flash mob des marques de sportswear les plus en vues…

Vous l’aurez compris, Cindy Van Acker, qui a collaboré avec le metteur en scène transalpin Romeo Castellucci, pour les parties dansées en maillage et apesanteur des corps d’Inferno (Cour d’Honneur du Festival d’Avignon, 2009), signe ici l’une de ses réalisations les plus accomplies et polymorphes à ce jour.

Bertrand Tappolet

Magnitude dans le cadre de Mix 7. Ballet Junior. Salle des Eaux-Vives, 82 Rue des Eaux-Vives. Jusqu’au 2 juin 2013. Rés. : 022 329 12 10

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