Le cauchemar en cuisine de Rodrigo Garcia

Autant en emporte le ventre ou le cauchemar en cuisine de Rodrigo Garcia

Cuisines et dépendances traversent un corps hédoniste inquiet et par instants insurrectionnel, dans Notes de cuisine, pièce concoctée par Rodrigo Garcia. La pièce est servie comme un stimulant déjeuner en bouche sur une herbette plastique flashy par Matthieu Béguelin.

Tant le décor que les mises vestimentaires des comédiens font revenir, dans une esthétique sage comme une image pub de surface, les senteurs ombrées, dérangées et vénéneuses du cinéma labyrinthe de David Lynch. La mise en scène aborde ici, avec drôlerie bien souvent et la distance d’un humour pince-sans-rire très british, tout ce qui se trouve au cœur même de cette œuvre sensible, onirique, proprement extraordinaire, étrange, et essentiellement réalisée sans médiation des “idées”.

Arrête de penser, viens manger et te faire gaver

En 1994, le dramaturge hispano-argentin Rodrigo Garcia imagine un trio se passer les plats de désirs inassouvis et d’imaginaires débridés autour d’une société autophage prompte à consommer à mort, gavée de terrestres nourritures pour mieux oublier sa condition de mortelle finitude. Garcia pose un trio de vaudeville : un couple, une jeune femme en lisière de burn-out, un homme (possible figure du “mari”) coursant ses doutes, un autre mâle (appelons-le : “amant”) naviguant de l’un à l’autre s’époumonant dans le sillage des rendez-vous manqués de sa vie, comme on saute des repas. Dans la version de comédie dramatique américaine façon années 50 proche de l’esthétique de la série cathodique culte Mad Men, apprêtée par Matthieu Béguelin, le triangle entre lequel circule phrases slogans évidées de sens et odyssée de l’alimentaire devient quatuor. Deux couples, l’un arborant l’époux légitime, l’autre l’amant. Pour décliner en plusieurs tableaux scéniques la déraison gourmande. Elle, qui invite à des trajets et pérégrinations en terres hédonistes, critiques et absurdes.

Le goût et l’olfaction sont les plus décriés des cinq sens car ils montrent à l’envi combien l’homme qui pense et médite est doublé d’un animal qui renifle et goûte. La pièce, Notes de cuisine, refigure ses sens oubliés. Au figuré dans la partition théâtrale et au propre par la présence, à jardin, d’un sage barbecue faisant ronronner brochettes et hamburgers. Si l’on s’y réjouit dans la saveur d’un tourteau ou l’effluve d’une truffe fraîche, la pièce n’oublie pas que la probable « conquête » de la femme se fait par la séduction apprêtée de son ventre dans cette théâtralité gustative qu’est la scène du restaurant, entrée au dessert qu’est la relation charnelle. Et l’équarrissage d’un ultralibéralisme triomphant appelant à consommer à mort dans une débauche ostentatoire de fric.

Les pieds dans les plats du capitalisme

Il y a quelque chose d’assez malaisant dans cette manière déstabilisante qu’à Rodrigo Garcia de nous envoyer des nouvelles du capitalisme triomphant, et comment il se porte bien, et comment il vous gave de produits dans les vols courts d’Alitalia. Et vous crache à la gueule, vendant un way of life abruti pour vous faire patienter, et penser à autre chose. Cette version scénique de Notes de cuisine, la langue organique et subversive de l’auteure ibérique dans des corps de comédie hollywoodienne fifties évoluant par leur mise costumière et leur grammaire anatomique du côté d’icônes défuntes. A en croire Béguelin, voici tour à tour les silhouettes d’Audrey Hepburn (Patricia Mollet-Morcier, songeuse et boudeuse, comme enfermée dans sa bulle parfois anxiogène) ; Marilyn Monroe ayant croisé les gênes plantureux et callipyges de Jayne Mansfield (Fanny Pelichet, trouble objet du désir et belle noiseuse à l’artificialité proche de Marilyn) ; le professoral Clark Gable, sa pipe et ses costumes auburn (Matthieu Sesseli, très figure BD à la Mortimer). Et la cool attitude dégingandée au fil d’un ensemble gris perlé de Steve McQueen (Eric Devanthery, l’homme qui sourit). Le choix de ces anatomies images de réclames, lisses trop lisses, peut désorienter les habitués du théâtre de Garcia affirmant écrire pour « des acteurs qui aspirent à représenter tous les visages que l’on ne veut pas voir, toutes les larmes que l’on préfère ravaler, tous les muscles que l’on n’ose pas bouger, tous les espoirs enfouis.” Il ajoute : “des corps qui pour la plupart du temps sont pétris de problèmes, et non ceux que l’on voit dans les publicités à la télévision ou dans Vogue.” Choisir des physiques de pub pour dire la déglingue fut aussi le choix de Frederic Begbeder dans 99 Francs, où, sous la coolitude et la fantaisie pop griffée haute couture, le mal être rode.

 

Folie décorative et culinaire

En témoigne le personnage d’une fashionista et décoratrice trash d’intérieur proche d’une version sous acide de Valérie Damidot, la délurée animatrice packagée par l’émission culte Déco & Co. Elle repeint ici avec le rideau de douche une suite de grand hôtel en vert fluo tout en virant le meubles de la « Maison à Blanche Neige » dans le couloir, envisageant qu’un Rom avec sa charrette tirée par un âne ne vienne les emporter. Plus toquée ultrafriquée qu’offensive altermondialiste, elle convie les animaux de la ferme, poney et canard en tête, à un banquet sur la moquette. Avant que le barnum en suite ne suscite l’encerclement de l’hôtel par la police appelant l’excentrique à se rendre. Sa fuite rêvée a alors les formes du conte, son traineau de la nativité dégingandée tiré par le poney alors que le canard viendra se blottir dans les bras de l’absolutely fabulous pétasse cosmique pour faire pièce à cette fichue pluie qui ne cesse de tomber. C’est « hénaurme » et ingénu, croisant, ici uniquement au plan des mots et du style émotif, entre Céline, Almodovar (Patty Diffusa) et les univers cinématographiques de Judd Apatow (Very Bad Trip) ou de Nima Nourizadeh (Projet X). Cet épisode scénique est passé par la comédienne Fanny Pelichet, préparant la table du repas sur l’herbe, embouchant ici un verre en pied pour le dit policier sous mégaphone, là sa chaussure pour signifier le téléphone de chambre.

 

La subversion en mode Mad Men

Les aficionados du théâtre de Garcia accouplant à la sauvage excès et baroque, trivialité et violence en seront donc pour leurs frais. La mise en cause de la consommation à mort et sa marchandisation, le matérialisme, la course à l’argent innerve toujours la pièce de l’auteur, Golgota Picnic (2011), Cette dernière suscita une levée de boucliers chez certains catholiques, horrifiés par ce qu’ils désignent comme un acte de “cathophobie” : le groupuscule intégriste Civitas, des militants d’extrême droite du Renouveau français, les députés de la Droite populaire (ultras de l’UMP) ne l’ayant, pour la plupart, pas vue. On cherche en vain ici les séquences trash un brin convenues avec visages constellés de viande hachée, corps nus oints de peinture, ketchup, mayonnaise et Nutella faisant ressembler le plateau à une installation de  Paul McCarthy, cet artiste qui depuis 50 ans souille, au fils de performance gargantuesques le bon-goût et les bien-pensants, tout en étant côté au sein du marché de l’art et se retrouvant dans les plus grands Musées. Point non plus à l’horizon dramaturgique, d’entrevisions poétiques en veux-tu en voilà mijotant un art corporel relevé d’actionnisme sanguinolent et d’agitprop.

De tous ce fatras saint-sulpicien dégorgeant les poses de pietà et les corps tourmentés grillés avec leur consentement sur l’autel de la macdonalisation globalisée avec images vidéo atteintes du syndrome de tourette et surjouant un pictorialisme à base de coulures, la création de Notes de cuisine ne rapatrie nuls reliquats. La dimension performative explicite en est totalement évacuée. Cut au noir entre les scènes avec chants de cigales affamées en guise de ritournelle kitsch et deleuzienne donnant aux scènes des allures de rushs fondus au black out. Un titre de Françoise Hardy qui tourne sur un  gramophone plastifié genre Salut les copains.

La mise en scène sait aussi se monter diablement sobre dans la manière d’apprêter ses mises en scène dont la cruauté distanciée n’en est que plus troublante. Matthieu Béguelin opte ici, comme les frères Coen au cinéma (A Serious Man), pour le comique grinçant, le grotesque en duo clownesque, appuyant sur les références au dramaturge autrichien Thomas Bernhard et son comique vitriolé pressé à froid d’imprécateur à traitement fixe, comme il aimait à se qualifier. La mise en jeu reconnait à ses personnages une intelligence fugace de leur condition en faisant qu’ils ne réagissent pas seulement bêtement au réel ou au surréel absurde qu’ils contribuent à susciter. En ces temps de pensées dramaturgiques, métaphysiques, eschatologiques et anthropologiques et de règne des anti-pro-système néolibéral de production post dramatique, c’est déjà consistant comme plat de résistance. Et l’on y goûte plus souvent qu’à son tour.

Bertrand Tappolet

Notes de cuisine. Théâtre l’Alchimic, 10 avenue Industrielle, Carouge, jusqu’au 17 mars. Rens. : www.alchimic.ch. Pullof Théâtre, 15 rue de l’Industrie, Lausanne. Rens. : www.pullof.ch.

Lire: Le malheur est dans le pré. Entretien avec Matthieu Béguelin, metteur en scène. Notes de cuisine, de Rodrigo Garcia.

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