Le malheur est dans le pré

Entretien avec Matthieu Béguelin, metteur en scène. Notes de cuisine, de Rodrigo Garcia.

Quels sont les éléments qui vous ont attirés dans cette pièce ?

Matthieu Béguelin : Nous sommes du côté de la déperdition des individus, dans cette lutte entre l’être et l’avoir. Ce dernier prenant le dessus, l’être devient objet de consommation. D’où cette idée de société anthophage. L’option dramaturgique a fait dater la pièce à l’orée des années 60 marquant le début de ce cycle d’hyperconsommation. Ainsi l’électroménager était-il alors censé libérer la ménagère. Nous sommes ainsi dans un coin de jardin quelque part à l’ouest d’Eden. Partant, il y a le piquenique américain sixties et deux couples plutôt que le trio de base. Soit les tensions entre un couple rétro et un autre davantage sixties libéré. Des personnages obsessionnels pour lesquels l’image et le paraître prenne l’ascendant sur le ressenti et l’humanité.

Sur le lien entre séduction et supposée conquête culinaire du féminin par le ventre.

Le choix a été de placer le duel de recettes davantage entre les hommes. Si la plupart des personnes qui cuisinent se révèle des femmes, les grands chefs sont en majorité des hommes. Une manière de monter que ce patriarcat existe aussi dans le champ de la cuisine. Convoqué sur scène, le barbecue est résolument une affaire d’hommes, une convention qui remonte sans doute à la préhistoire.

Plus fondamentalement, la consommation sert ici à rassurer les gens, les occuper. C’est l’incitation à consommer quelque chose plutôt que de se préoccuper de son sort. C’est la consommation comme consolation. Si la dénonciation est féroce, l’auteur ne se prend pas pour un donneur de leçons.

Un personnage de la pièce évoque un banquet marital situé dans notre version au Stade genevois des Charmilles dans les années 60 avec chefs d’Etat et 15000 Africains convoqués.

Le but ultime de l’un des personnages est le mariage. Plutôt que de convaincre sa compagne, il préfère affirmer vouloir jeter l’argent par les fenêtres. A la parade amoureuse se substitue celle des cartes de crédits et autres billets de banque. Sous couvert de réaliser un événement humanitaire, le pire racisme se révèle. Puisque l’on invite des Africains pour leur donner à manger tout en se préoccupant de leur retour problématique au pays.

Face au désarroi pathétique du personnage renonçant in fine à ce projet délirant de mariage, on peut voir se profiler la figure de l’UDC Oskar Freysinger largué dans un camp de réfugiés et ne comprenant rien à leur détresse ou faisant tout pour que les réfugiés s’en retournent volontairement ou non à leur point de départ. Comme nous sommes dans les années 60, sont convoquées les figures de John Lennon de Patrice Lumumba (l’un des artisans de l’indépendance du Congo belge assassiné en janvier 1961 avec la complicité de la CIA notamment).

 

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Notes de cuisine. Théâtre l’Alchimic, 10 avenue Industrielle, Carouge, jusqu’au 17 mars. Rens. : www.alchimic.ch. Pullof Théâtre, 15 rue de l’Industrie, Lausanne. Rens. : www.pullof.ch.

Lire: “Autant en emporte le ventre ou le cauchemar” en cuisine de Rodrigo Garcia, article de Bertrand Tappolet.

Publié dans scènes, théâtre