Gabriel Alvarez : lettre ouverte aux Rencontres théâtrales

Epilogue ou inventaire de printemps?

Nous arrivons bientôt à la fin des rencontres théâtrales proposées par le magistrat de la culture Monsieur Sami Kanaan et je voudrais saisir l’occasion pour le remercier. Tout d’abord pour l’organisation d’un tel événement, mais  surtout pour son ouverture et son écoute pendant tous ces mois. Maintenant que nous sommes au temps du bilan, je voudrais manifester mon  point de vue sur certains enjeux qui se dégagent de ces rencontres.

1-La circulation de l’information.

Fondamentalement les rencontres on permis, comme c’était l’intention depuis le commencement, de déplacer les débats et discussions de «l’entre deux portes » sur la problématique théâtrale à Genève.
Elles ont aussi  permis la circulation de l’information et du débat ainsi que de la prise de parole de manière assez ouverte et transparente. Le site de Genèveactive y est pour quelque chose.
Je me permettrai de faire une suggestion : que via Genèveactive et pourquoi pas via d’autres supports, cette ouverture se maintienne. Que les débats puissent se prolonger dans le futur afin que ceux et celles du milieu théâtral échangent entre eux de manière directe mais aussi avec les personnes responsables de la politique culturelle, non pas  pour que les artistes se substituent comme preneurs de décisions, mais pour qu’ils puissent parler de leurs problèmes quotidiens et donner des idées pour leurs résolutions.

2- La politique culturelle et son financement.

Pendant les débats nous avons eu l’opportunité de constater à nouveau la diversité et la richesse du tissu théâtral genevois. Diversité esthétique, des enjeux, de l’offre des compagnies indépendantes, des lieux, facilité de l’accès à la culture, etc. Le tout soutenu par un budget considérable en comparaison à  d’autres villes suisses et européennes.
Il faut le dire donc, la situation actuelle genevoise est assez privilégiée. Qu’elle le reste dépend de la vigilance et de la mobilisation à tout moment de nous, les artistes. Nous devons être conscients que les budgets alloués à la culture et à la création sont toujours menacés par les politiques néolibérales.
Dans cet ordre d’idée, il serait bien que nous sachions comment de très bonnes propositions présentées pendant les rencontres, par exemple le soutien aux reprises, pourront être financées.

Ces rencontres m’ont aidé à élucider un danger : celui des glissements ! Pendant ces dernières années, certaines politiques culturelles ont glissé gentiment au détriment de l’appui à la création. J’ai eu déjà l’occasion de le manifester avec les nouvelles politiques de soutien (qui sont pas si nouvelles) de Pro-Helvetia, Corodis, le Canton et plus récemment la Loterie Romande.
Il ne faut pas que la création soit prise en otage par le marché culturel ou par des politiques qui veulent mettre en avant le social (la médiation culturelle ou autre) et qui font pression sur nous les artistes, nous obligeant parfois à nous métamorphoser en médiateurs socioculturels pour pouvoir financier nos projets créatifs.

3- La précarité

Il y a un troisième élément qui s’articule avec les deux autres et qui a surgi de manière frappante lors de ces rencontres, non pas par ce qu’il est nouveau, mais parce qu’il devient lancinant : la précarité des artistes !
Mais il faut le dire aussi, la précarité dans les moyens de création. Par exemple, nous avons chaque fois moins du temps pour répéter et préparer nos créations. Certaines créations doivent renoncer de manière frappante aux décors, costumes et autres, fragilisant ainsi tout un pan des métiers du spectacle.
La nouvelle loi du chômage, le statut de l’intermittence, la pression économique et par conséquent la dispersion de notre temps afin de joindre les deux bouts à la fin de chaque mois, est une problématique que nous ne devons pas passer sous silence.  Nous devons trouver des idées et des stratégies en accord avec le magistrat et ses services, afin de lutter contre le fléau de la précarité des artistes.

4- Diffusion et création

Je tiens également à souligner un dernier point clef qui agite en permanence les débats autour des soutiens des compagnies indépendantes. Celui du rapport entre la diffusion et la création. Eh voilà la grosse affaire du jour ! Qui est le premier ? L’œuf ou la poule !
Cette fois je n’aurai pas peur de dire que c’est d’abord l’œuf, donc la création !
Si nous parlons de diffusion, il faut avoir  quelque chose à diffuser, à faire tourner, à faire bouger !
Dans cette affaire il y a pas mal de sophismes : Par exemple, nous dire que ce qui tourne est seulement ce qui est de qualité, c’est à dire, une création aboutie. Et bien, c’est nous raconter des salades !
Ce n’est pas la diffusion qui détermine la qualité d’une création. Cette qualité est déterminée par la sensibilité des artistes, l’épaisseur d’un texte, le temps de travail investi dans les répétitions et non pas par le fait qu’elle va être présentée à l’Arsenic ou au Théâtre du Passage ou ailleurs.

Ensuite, les règles qui régissent les créations artistiques (idéalement), n’ont rien à voir avec les règles qui commandent un marché culturel, déterminé tant bien que mal par certains principes de marketing.
Par exemple, cela est bien connu : un spectacle tourne si la production a un bon carnet d’adresses ou pas, et cela indépendamment de la qualité du spectacle. Un autre exemple, j’ai eu l’occasion de suivre de près l’organisation des Rencontres Théâtrales que Pro-Helvetia a organisé il y a quelques années. Un grand nombre de programmateurs était invité à voir des spectacles dans les salles romandes pendant une période déterminée. Les programmateurs étaient nombreux, mais l’achat des spectacles se faisait en amont et était conditionné par le carnet d’adresse de la compagnie. Il serait intéressant de demander à Pro-Helvetia, combien de spectacles se sont vendus pendant ces rencontres ?
Tout cela pour vous dire que c’est le serpent qui se mord la queue ! Car il faut des moyens pour organiser la diffusion d’un spectacle. Et dans le cas où vous n’avez pas de « parrain », il faut pouvoir engager un professionnel détenant un bon carnet d’adresses.

Alors si les pouvoirs publics veulent renforcer la diffusion :

1- On ne peut ne pas négliger les appuis à la création, le temps des répétitions et autres, qui vont déterminer la qualité des spectacles à vendre.

2- il faut  donner des moyens pour pouvoir travailler avec des professionnels de la diffusion compétents (en communication, marketing, sensibles et avec un carnet d’adresses fourni).

3- Il ne faut pas que toute la diffusion tombe entre les mains de « monopoles » que ce soit la Corodis ou d’autres. Dans ce sens, citons l’exemple des Journées du Théâtre Contemporain.

Mais qui pourrait m’expliquer sur quels principes elles fonctionnent ? Comment fait-on  pour déterminer quelles créations y participent, et ensuite, qui est ou n’est pas contemporain ?

S’agit-il de directrices ou directeurs qui mettent leur théâtre à disposition à condition que les créations invitées soient celles qui correspondent à leur sensibilité artistiques ? Et si c’est le cas, peut-on ainsi rendre visible la pluralité de la création romande ?

Je le répète, il y a pas mal d’argent attribué à des structures qui, soit disant, travaillent pour la diffusion. Bien sûr, je suis d’accord avec Monsieur le Magistrat quand il affirme qu’il faut collaborer avec tout le monde. Mais étant donner que la survivance de nombreuses compagnies est en jeu et que l’argent à distribuer est limité, il faudrait alors urgemment s’asseoir autour d’une table avec chiffres à l’appui et des arguments liés à notre expérience du terrain, afin de déterminer des mécanismes plus transparents et surtout plus efficaces pour le rayonnement des compagnies indépendantes.

Je lance donc une proposition qui pourrait plaire tant à ceux qui pendant les débats invoquaient avec ferveur le peuple et le public, mais aussi à tous ceux (compagnies et artistes) qui se sentent exclus par les programmateurs et producteurs !
Ma proposition est donc la suivante : la création des Olympiades du Théâtre qui  auraient lieu tous les deux ans. Et à l’image de la Grèce ancienne, le public définirait les vainqueurs (et non un comité de pseudo-experts ou directeurs de salles avec des intérêts déterminés). Ces Olympiades se dérouleraient  dans tous les théâtres de la ville et le prix des spectacles serait à un tarif unique de 10 francs. Comme dans les Olympiades il y aurait trois lauréats qui toucheront un montant à définir et à investir dans la diffusion de leur spectacle.
Il faudrait bien sûr  définir de quelle manière se ferait le choix des spectacles, une compagnie ne pouvant pas se présenter deux années de suite.

Pour finir, je réitère l’idée que l’artiste doit se placer au centre d’une chaîne de coopération, de coordination, de prises de risques. Qu’Il doit être un catalyseur dans la création du lien social et l’expression d’un  « monde » qui, la plupart du temps, est en rupture avec la logique du gain et du profit.

Nous devons en épilogue à ces rencontres, nous donner les moyens afin « d’inventer » des règles qui feront évoluer nos  pratiques artistiques et qui consolideront la place de Genève comme ville singulière du point de vue artistique et créatif.

Gabriel Alvarez, directeur artistique du Studio d’Action Théâtrale.

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Publié dans politique culturelle, Rencontres théâtrales, scènes
Un commentaire pour “Gabriel Alvarez : lettre ouverte aux Rencontres théâtrales
  1. Ivan MARTIN dit :

    Bonjour,

    Je trouve cette participation de Gabriel ALVAREZ remarquable. Elle cerne à mon sens un ensemble très représentatif de nos divers points faibles, ou sensibles, lesquels sont autant de forces à considérer, et je l’en remercie.

    La circulation de l’information entre artistes et décideurs – par exemple – représente la manne par laquelle la qualité de la vie culturelle et ses résonances feront la différence. Reste que pour donner à cette communication toutes ses chances de développement et de justesse, il pourrait être également utile de confier à certains la responsabilité de conduire, d’accompagner sa qualité, le rôle de sa “modération” peut-être. Je crois quand à moi en la nécessité de cette position précise du “médiateur”, tant lors des dialogues professionnels qui prévalent aux contacts avec les publics, que lors de ces derniers, aboutissant.

    C’est ici précisément que l’artiste dégage sa responsabilité de certaines “actions culturelles” et qu’il n’a donc pas – à mon avis – à se voir attribuer une fonction improvisée de “médiateur socioculturel”, laquelle “métamorphose” procède plus d’un détournement de responsabilité et d’implication que d’un engagement authentique et fiable. Ceci d’autant plus si l’objectif en est de “financer nos projets créatifs”(!)

    Gageons que la recherche de financement mobilise des compétences particulières, et que les artistes ont déjà trop peut-être de cette transformation là, souvent imposée.
    Mais reconnaissons que les responsabilités des médiateurs culturels sont toutes autres, ni artistique ni économiques, et qu’elles nécessitent elles aussi des compétences particulières, dont la transversalité et l’exigence engagent peut-être à une spécialisation.

    Ma responsabilité de médiateur m’engage à vous faire à mon tour une proposition simple : conseillons et formons les acteurs des médiations culturelles à la spécialité qui mobilise leurs compétences. “Créer du lien”, comme on qualifie parfois cette activité, est en vérité une discipline à part entière. Pourtant, malgré de nombreuses recherches et implications, pour l’heure, selon les retours que j’en reçois, dans le domaine culturel ce savoir-faire reste encore en souffrance.

    Bien à vous,

    I.M.