Les fabuleux destins chorégraphiques remixés et chantés de Maud Liardon

Mash Up. Photos Gregory Batardon

Griffée par la chorégraphe et danseuse Maud Liardon, Mash up est en perpétuel dialogue avec un corps rock traversé des flux successifs allant des Black Angels à Iggy Pop, et un alphabet revisité, refiguré, détourné et samplé de la danse classique, néo-classique et contemporaine. La pièce se révèle un must de l’esthétique du fragment sous énergie rock et l’une des créations les plus pertinentes, marquantes de la part d’une juvénile chorégraphe vue cette dernière décade sur les scènes d’ici et d’ailleurs.

En huit tableaux chorégraphiques et musicaux, les mouvements ne cessent d’être échantillonnés avec une partition rock tour à tour psychédélique atmosphérique et de chambre. Erratiquement pour aller peut-être nulle part, hors le pur plaisir de refigurer,  sous forme de teasers gestuels, de multiples samplings contemporains issus des extraits clés de monuments chorégraphiques : La Mort du Cygne, Le Boléro, Le Sacre du Printemps, L’Après-midi d’un Faune. Voici une suite de courtes pièces qui se jouent avec un musicien et une danseuse/chanteuse “live” ainsi qu’un quatuor d’interprètes qui modulent avec une musique rock, une chorégraphie inscrite dans un genre particulier, le néo-classique, afin de susciter une œuvre inédite.

Soulagement : Mash up ne tient ni du pastiche, ni du bilan postmoderne, encore moins de la compilation réactivant platement lignes de ballet et veine rock. Fuyant tout didactisme et mise à distance cérémonielle proche d’un Raimund Hoghe. Ou décalée-déjantée croisée chez Marco Berrettini, Foofwa d’Imobilité, Robyn Orlin ou Gaspard Buma, voici une plongée en apnée dans l’histoire de la danse concrète et sensible qui se déplie entre mouvements des corps, trajectoires, espaces à parcourir et temps à passer.

 

Des corps émouvants et mélancoliques

Ourlée d’une carrière de danseuse exceptionnelle aux Ballets de Lyon et de Göteborg, Maud Liardon fait ici confiance à une nouvelle génération d’interprètes issue du genevois Ballet Junior. En témoigne la présence de Caroline Jacquemont. Qui entonne sa danse comme un refrain, une lointaine mélodie en partie oubliée et que l’on a connue sur le bout des gestes. De son aveu, la chorégraphe a choisi de la placer à l’avant scène, impressionnée par sa plastique et son expressivité, ce qui n’enlève rien à ses yeux, aux qualités des autres interprètes élus.  Pour La Mort du Cygne, les ondulations de bras trahissent toujours la sensation de s’ébrouer d’une pellicule d’eau recouvrant les plumes, même si le mouvement se développe vers une forme de transe croisée au détour d’une rave. La grande danseuse Anna Pavlova (1882-1931), pour qui La Mort du Cygne fut créée par Fokine poussa loin l’identification mimétique entre l’animal agonisant et la ballerine possédant un cygne dont elle décrypta les mouvements de manière quasi clinique afin de les transposer sur scène. Elodie Jacquemont, elle, passe un cygne aux spasmes comme une respiration douloureuse, et au pathos retenu. Son alphabet dansé est caractérisé par un fluidissime jeu de bras.

D’un corps à l’autre, d’opacité en transparence, un dernier décrochage relie plus qu’il ne sépare la mort épuisée du cygne de Michael Fokine. Mash up enregistre le lien de tout avec tout, le crée quand il n’est pas là, le casse si nécessaire – au beau risque, assez rock au fond, de la désynchronie. De cette logique d’accords / désaccords, la pièce recueille le souffle haletant de la danseuse, mieux, le chœur séraphique, éthéré. En l’espèce une sorte de soliloque murmuré, chuchoté, du Smells like teen spirit signé Nirvana que l’artiste a collé à un trio féminin qui joue de deux éventails en fausses plumes d’autruches blanches. A la harpe, instrument magnifique, sculpture totémique encordée unique dans l’histoire de la danse contemporaine.  Comme sorties d’immenses coquillages de revue new burlesque ou d’un ballet disneyen de 50, se déploie un quatuor de grâce botticelliennes aux bikinis de pin-up ou échappés des ballets aquatiques d’Esther Williams, ondulant doucement de leur déhanchement languides d’algues marines.

Sa procédure, sa rhétorique chorégraphique, Mash up les énonce ainsi : série de micro-décrochages (lancée sur La Mort du Cygne) qui désaccordent et raccordent aussitôt le foyer du ballet à sa périphérie grunge, le squelette apparent qui bourgeonne sous les bustiers brassards. Manière d’évoquer une solitude, une figure qui va à sa fin en trois minutes dans l’œuvre séminale. Un ange aussi, un peu, forcément, et une fleur malade. Ces décrochages se donnent instantanément, c’est la peau douce de la chorégraphie, ils sont mille. Entre la suspension, le surplace végétal de la dépression, le doux piétinement d’une bourrée si vitaliste au demeurant, la vie à l’arrêt, et la continuité du temps, la marche du monde -illustration dérisoire d’une dernière palpitation dans ce coucher glissando des corps silhouettés au contre-jour de leur vie, hémophile, qui s‘écoule à son terme. Le choix de tuiler le solo de Fokine et le psychédélisme envouté d’outre-tombe des Black Angels  (You on the Run) fait pleinement sens. Le combo est aujourd’hui l’un des rares pour donner l’impression de parler du fond du sépulcre ou sous le coup d’un sortilège vaudou distillé entre narcose et potion multivitaminée. La chorégraphe détaille : « L’intérêt s’est focalisé sur cette pièce de vêtement emblématique du Ballet classique, le tutu qui scinde le corps en deux. Ainsi lorsque les corps sont engagés dos au public, il m’intéressait de parcourir et travailler cette partie de l’anatomie de manière plus libre que dans les formes canoniques du ballet classique. Les danseuses sont en brassières, ce qui permet de détailler parfaitement les côtes et les plissés anatomiques traditionnellement dissimulés par un haut. Ces côtes qui s’ouvrent et se ferment  ne se voient pas sous les costumes traditionnels et notamment l’armure des corsets. » Elle ajoute : « J’ai souhaité ainsi faire dériver ce cygne vers quelque chose de plus rock sans changer complètement la nature originelle du mouvement. Où le bras s’élèvent et l’animal se manifeste, flottant entre ciel et terre, agonisant et toujours vivant à la fois. Tout en cherchant une autre qualité de mouvement tour à tour, plus songeuse, fiévreuse ou inconsciente. »

De l’opus Déserts d’amour signé par le chorégraphe français Dominique Bagouet qu’elle interpréta en 1995 au sein du Ballet de l’Opéra national de Lyon, Maud Liardon a sans doute retenu la neutralité du visage, la miniaturisation du geste, comme cette main sortie d’un poignet cassé. Soit une forme de dissociation ouvrant sur une perception accrue du fragment : le corps est immobile derrière un micro en pied, pendant que seules les mains glissent paumes ouvertes sur le visage avant de cascader en un érotisme diffus sur la poitrine. Les dislocations successives qui font glisser vers un mouvement limpide, harmonieux  à une tension retenue puis extrême d’une partie de l’anatomie. On repère aussi toute une série de phrases chorégraphiques reprises, en les accélérant ou les décélérant, en décalage ou dans des directions différentes.

De l’ Impressing the Czar, ballet fleuve imaginé par le chorégraphe américain William Forsythe, Maud Liardon a retenu la dimension de précis d’études gestuelles. Où  toutes sortes de danses sont passées en revue, des pas les plus académiques à des styles presque grotesques. Contemplez cette ouverture du corps par les deux bras fléchés pareilles à une ligne tendue d’archet. Voyez ce tableau où les danseurs progressent tels des vers ou lombrics par supinations et oscillations du bassin à terre, relevant le buste pour chanter dans une forme que n’aurait pas reniée l’artiste français Georges Appaix, “(I Can’t Get No) Satisfaction des Rolling Stones. Le verbe renvoie ici à une incarnation pré-humaine, plus primitive et complexe à la fois, vulnérable et rythmique aussi. Une manière de déjouer doucement les conventions et autres bonnes manières chorégraphiques.

 

Célébration d’une histoire dansée de la danse

La fin est aux couleurs du Sacre qui n’est pas que sous perfusion de la version anthologique de Pina Bausch. Ainsi cette pulsation surgie de l’ombre comme une étrange installation sonore et lumineuse désertée. On songe alors à Micro de Pierre Rigal qui hybride show et sensorium rock avec le danseur circassien qu’il est. L’Elu est un danseur, le nijinskien et faunesque Erik Lobelius clone lointain d’Iggy Pop, le seul qui ait vraiment compté, celui des Stooges en 1969 avec le protopunk et lancinant de soumission sexuée  I Wann Be Your Dog . Pourquoi ne pas voir l’Elu au masculin dans ce symbole sexuel, animal, avide de liberté, comparable à Jim Morrison. ? Défiant toutes traditions, l’homme a inspiré nombre de ceux qui, de Joy Division à Nirvana, ont cherché, à travers le rituel du rock, a repoussé les limites de l’expérience humaine. Plane sur cette version faite d’extraits du Sacre quelque chose de l’atmosphère du cauchemar chaotique et trip hallucinogène qu’est le film d’Harmony Korine, Spring Breakers et sa morale anarchiste, son ode dépressive à la révolution hédoniste, et son gourou gangster adulé par des filles en bikinis sorties de séries tv nunuches pour jouer les Bad Girls qui tournent mal, écartelant leur lignes de corps et se crucifiant sous psychotropes.

Pour l’heure, l’Elu est ce corps en leggings serpentins noirs et  torse nu, né non pour un plongeon dans la foule mais un jet porté par le quatuor de groupies féminines aux amples t-shirts grunge et à la chevelure étendard fouettant en transe l’espace comme chez Karine Saporta ou Giselle Vienne. Maud Liardon parvient à recycler l’iconicité du jeu scénique corporel de l’Iguane Iggy Pop : shadow boxing, bras tendus et index levé, poing fiché à l’horizontale. Cette reconduction de gestes héraldiques se déploie en front de scène avec les corps mis en ligne, comme montés sur ressorts. Tous  fléchissent dans la pulsation du Sacre, qui est aussi rythmique mouvementiste de concert rock. On ne doute pas que ce Mash up traversera les années avec une élégance et une actualité rares. On ne saurait se priver du plaisir de le revoir.

Bertrand Tappolet

Mash up. Salle ADC des Eaux-Vives, 81-83 Rue des Eaux Vives. Jusqu’au 3 mars 2013. Rens. : www-adc-geneve.ch

 

Tagués avec :
Publié dans danse, scènes