Curiosité enfantine
C’est à travers certaines préoccupations d’être au plus près de l’autre que l’enfant a l’occasion d’entrer en contact avec certains mystères majuscules de l’existence : le désir, la coprésence, la mort, la solitude notamment. Moa Karlberg les réactive et les refigure à sa manière avec cette inclinaison bien enfantine de se dissimuler pour voir. Il ne s’agit pas au détour de ce travail photographique d’un déferlement d’images par smartphones ou caméras go pro embarquées sur le corps de preneur compulsif d’images, mais d’un rapport attentif et vaguement solennel au visage d’autrui dont la mémoire ne garde que certains fragments aux contours toujours imprécis et à la réalité changeante, retravaillée par le filtre du souvenir.
Moa Karlberg, Watching you watch me, © Celine Michel / Festival Images
En ce sens, les rendus de visages interloqués, interrogatifs et vaguement effrayés, plissés ne sont pas sans évoquer les interrogations véhiculées par ce film hors du temps qu’est La Mort en direct signé Bertrand Tavernier avec Romy Schneider et Harvey Keitel. Comme la série photographique de Moa Karlberg, ce film n’est pas une condamnation brutale et sommaire du voyeurisme – la morale en est absente. Et il recèle des images comme figées dans l’espace et dans le temps. De là émane une grande force de questionnement : buvard de la société multiécranique, les humains et leurs natures instigatrices, il préfigurait l’éclosion d’une époque désormais advenue. Mais une époque qui, paradoxalement ou non, banalise aujourd’hui ces images au plus proche de l’intime et du non conscient par leur circulation incessante, des autoportraits spéculaires pris au miroir avec un portable à la déferlante des selfies. « Même si une personne semble satisfaite de son selfie, ayant pris ses traits sous leur supposés meilleur angle, une personne pourra toujours rétorquer au réalisateur de son autoportrait qu’il existe une distance voire un gouffre entre son image et la manière dont il a l’air. L’image de soi fait rarement consensus parmi les personnes qui y sont confrontées et cette dimension m’intéresse particulièrement », relève Moa Karlberg. Watching you watch me détourne ces procédés, en leur rendant leur étrangeté radicale.
La scénographie de prises de vues pourrait ramener fictionnellement à un dispositif pseudo policier de vitre sans tain pouvant rappeler les commissariats et interrogatoires croisé dans le long métrage Usual Suspects de Bryan Singer ou les séries TV telles Cold Case ou Esprits criminels. Une série dont un épisode, Les Yeux dans les yeux, comporte précisément la citation terminale de rigueur : « Le poète français Jacques Rigaut a dit un jour; n’oubliez pas que je ne peux pas voir qui je suis, et que mon rôle se limite à être celui qui regarde dans le miroir. » Au demeurant, les références aux séries et planques policières dans l’espace public ainsi qu’aux méthodes des paparazzi à l’affut sont totalement étrangères à Moa Karlberg. Ces fictions ou réalités sont à des années lumières, selon elle, de ses intentions et de sa réalisation effective qui participent notamment d’un jeu de regards croisés ouvertement et pleinement avoué. « C’est l’expression peu ou prou similaire des personnes photographiées qui m’a intriguée, intéressée. Elles trahissent une forme de scepticisme, de peur, voire de mélancolie. La plupart des passants ne fixait pas leur regard pris dans un flux mobile continu. Ainsi de nombreuses photos n’ont pu être imprimées pour des questions techniques, le flou ou le hors cadre étant les défauts les plus courants. »
Installation low-fi
Le travail de Moa Karlberg développe un dialogue perceptif avec l’acte de se déplacer, de marcher, du paradoxe de sujets qui s’encrent dans le sol et partent en tissant à chaque déplacement effectif une forme de présence entre stabilité et instabilité, image formée et image en construction/déconstruction. Animés par une inquiétude, les êtres photographiés semblent marcher d’un pas arraché/arrachant, touché/touchant qui ramène à la série des Hommes qui marchent d’Alberto Giacometti, des sculptures faites d’une matière traversée par un élan tendu entre instabilité filiforme et ancrage à la fois ténu et massif.
L’installation de prise de vues imaginée par la photographe suédoise est éminemment artisanale. Elle permet de découvrir l’expression d’un visage lorsqu’il est confronté à son reflet. « J’ai trouvé un endroit où un miroir a pu être installé tout en étant fascinée par l’extrême proximité avec une personne regardant étrangement la surface de son image reflétée pour s’y reconnaître. Le trouble vient notamment que des passants me regardent avec insistance sans même deviner ma présence dans une atmosphère possiblement anxiogène. En fait c’est la pellicule sombre posée sur le verre qui rend l’image légèrement vaporeuse. Dans les photos, on peut voir certaines réflexions du sujet, car le miroir en glace se dressait derrière la vitre du magasin. Je n’ai d’ailleurs pas modifié beaucoup l’image avant le tirage. Dans les postes de police, on trouve les authentiques miroirs sans teint ne permettant une vision que d’un seul côté. J’ai utilisé une alternative moins couteuse en plaçant une pellicule ou couche plastifiée sur un verre normal. En fait, les passants ne s’arrêtaient pas vraiment face à l’objectif dissimulé, mais traversaient lentement le cadre en donnant un coup d’œil rapide. Devant être rapide dans la réactivité et la prise de vue, j’ai manqué de nombreuses images. Passant devant un miroir ou une fenêtre, il m’arrive fréquemment d’y jeter un bref regard. C’est un comportement très répandu participant peut-être d’une forme d’inconscient collectif.»
Législation interrogée
Au sujet de la naissance de la photographie liée avec les procédés de fichage anthropométrique des « criminels » et « déviants » jusqu’à la télésurveillance à reconnaissance faciale enregistrant avec des écarts toujours plus réduits l’identité des personnes ou passant dans une gare, un aéroport ou dans la rue, Moa Karlberg dit être consciente de ces enjeux. « Lorsque je travaillais pour des portraits publiés dans le cadre de magazines, les personnes photographiées donnaient leur accord sur les images retenues, ce qui me semble juste. Pour la série Watching you Watch me, même si je retirais un instantané de mon site web suite à une possible plainte d’une personne photographiée, il serait toujours en circulation sur le net. Pour ce qui est du contexte législatif, les préoccupations suédoises se concentrent notamment sur la production et la diffusion d’images dans un cadre intime. Ainsi, comme en a rendu compte la presse en Suède, le fait de diffuser des images d’une relation sexuelle sans que l’une des parties en ait été informée est punissable par la loi. Depuis environ une année que cette loi est appliquée, quelques cas ont été jugés concernant notamment des images de personnes prenant leur douche en salle de bains. Mais dans le cas d’une salle d’attente médicale où deux jeunes filles ont été photographiées, l’image n’est pas ressortie d’un espace privé prohibé que la loi peut interdire. Néanmoins selon certaines opinions, cette législation peut restreindre la liberté journalistique et artistique et favoriser une forme d’autocensure chez le photographe. En fait, la responsabilité fut d’abord du côté des éditeurs, médias notamment, qui diffusaient les photos. Mais cette notion d’éditeur peut maintenant s’étendre au photographe.»
Moa Karlberg, Watching you watch me, © Celine Michel / Festival Images
En réalité, c’est toute la législation suédoise visant à protéger les simples passants contre les actes de voyeurisme et ses limites qui sont interrogées par le biais de ces portraits réalisés en caméra photographique cachée. Si la loi définit des espaces changeants comme « privés », tels chambre ou salle de bains, elle fait appel à des notions aussi sujettes à caution, débat et controverse, comme la photographie qui se « produit de manière gênante, intrusive ou cachée » et pourrait constituer une « violation de la vie privée d’une personne en tant qu’individu. » Il est alors légitime de se demander si certaines réalisations dues, par exemple, à l’Américaine Nan Goldin ou la Française Sophie Calle ayant marqué tant l’histoire du medium que du récit photographique intime et de l’autofiction seraient encore possibles dans le cadre d’une application stricte et étroite de l’arsenal législatif lié plus globalement au « droit à l’image » à géométrie variable entre intérêts économiques privés et empiètements sur la sphère privée ?
Par ce processus d’installation en forme de boîte noire exigüe enfermant et dissimulant la preneuse d’images, la photographe semble aussi renouer avec les débuts de la photographie et l’appareil à chambre posé sur trépied, son voile obscure en tissu recouvrant la tête et une partie du corps du photographe. Ainsi les plus anciens sont les grands formats, utilisés principalement dans les chambres d’atelier avec l’image enregistrée sur l’émulsion sensible. Pour le Festival Vevey Images, on joue la carte de l’art contextuel retrouvant son milieu originel de prises de vues. Les photographies sont ainsi imprimées sur des tissus rétro-éclairés placés dans les vitrines du Rivage, leur donnant une aura à la fois crue et évanescente pour tenter de prolonger le procédé de prise d’images conçu par Moa Karlberg. Déployés de manière panoptique, les regards tour à tour perdus et anxieux de ces passants anonymes scrutent la scène mouvante de la rue dont ils sont issus et le promeneur que nous sommes. Un effet miroir trop insistant ou révélateur ?
Bertrand Tappolet
Vevey Images. Jusqu’au 5 octobre.
Rens. : www.images.ch.
Sites pour découvrir les travaux des photographes :
www.moakarlberg.com
www.tendancefloue.net/olivierculmann/series/faces/