Les armes en main

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Guerre des drones

Ainsi alors que le regardeur devenu acteur est mis en situation par un texte lui indiquant plusieurs actions et déplacements à réaliser, défilent sur écran des acteurs de la guerre des drones. On voit ainsi l’avocat pakistanais Shahzad Akbar tentant de faire condamner l’armée US pour un crime de guerre. Il lutte pour les droits humains et représente lors de procès des familles à Waziristan, « victimes collatérales ou directes » des bombardements de drones visant des mouvements combattant en Afghanistan. Depuis 2004, il enseigne les droits de l’Homme à l’Université Internationale Islamique à Islamabad. Si l’avocat nous invite à revêtir la perruque qu’il doit porter lors des audiences, l’essentiel est dans le décodage d’images filmées du ciel par l’armée américaine et dont Wikileaks notamment s’est fait unes spécialité dans le décryptage. Des hommes armés se rendent à une assemblée coutumière traditionnelle en Irak et sont exécutés par une drome piloté par un soldat opérateur depuis une base aux Etats-Unis. On entend aussi le témoignage de l’un de ses opérateurs dont l’épouse constate qu’il est « émotionnellement absent ». Le 9 juin 2013, le Tribunal supérieur de Peshawar a qualifié de « crime de guerre » les tirs de drones américains dans les zones tribales du nord-ouest du Pakistan et ordonné pour la première fois aux autorités locales de prendre des mesures pour mettre fin à ces attaques.

Ailleurs on suit les propos d’un enfant soldat en République démocratique du Congo, avec sur écran, sa kalachnikov pointant vers l’avant dans un style visuel rappelant les jeux vidéo guerriers. Une attaque, on s’agenouille pour éviter les balles, comme l’y invite un pictogramme sur écran. Il s’agit de Yaoundé Mulamba Nkita. Son père fut enrôlé dans l’armée de Mobutu au sein de l’ex Zaïre. À l’âge de neuf ans, son école est attaquée par l’armée rebelle de Kabila responsable elle aussi de nombres crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Yaoundé est alors mobilisé comme enfant soldat. Pendant les guerres civiles entre 1998 et 2003, qui firent plusieurs millions de morts dans l’indifférence internationale quasi générale, il se bat dans la jungle du pays. Aujourd’hui, installé à Paris, il œuvre sur plusieurs projets à travers l’Europe.

Ces réalités plurielles abordées sous forme de teasers en mode survol rapide. Un dispositif qui fait peut-être trop confiance au spectateur pour rassembler les pièces d’un puzzle complexe et mortifère aux acteurs disséminés sur la planète. Au moins, aura-t-il été sensibilisé au plus près, ce qui est déjà considérable pour une création théâtrale.

Réalités survolées

On est maintenant plongé dans le petit logement de d’une famille de réfugiés libyens, dont le père vous invite par écran interposé à boire le thé avec lui. Rushwan est né à Tuwesha, au Soudan du Nord. Durant le bombardement de l’OTAN en Lybie en 2011 – et à cause des rumeurs véhiculées par le Soudan du Nord affirmant que les Soudanais étaient des mercenaires de Kadhafi – lui et son épouse abandonnent une vie décente et fuient le pays. Ils passent plusieurs mois dans un camp de réfugiés. En mars 2012, ils parviennent à rejoindre l’Allemagne afin de construire un avenir pour eux et leurs trois enfants. Les voix de l’homme et de la femme se succèdent pour le récit d’une traversée toujours quotidienne pour des milliers d’êtres humains : « On avait peur. Il y avait, les bombes, les chars faisaient trembler les maisons. Quand ça s’est clamé, nous avons décidé de quitter la Libye… On ne pouvait plus passer que par la mer. On a décidé de prendre le risque… Tout ce qu’on a trouvé, c’était des barques. Ils en partaient une dizaine par jour. Là dedans, on était serré comme des sardines avec les enfants dans les bras. Nous étions comme des balles tirées vers l’Europe. Nous ne savions pas précisément où on allait. On se souvenait des documentaires vus à la BBC… Nous sommes tombés en panne en pleine mer… Il y avait de plus en plus d’eau dans le bateau, certains hurlaient d’autres pleuraient. Nous sommes arrivés après deux nuits et un jour. Nous étions épuisés… On a retrouvé l’espoir que tout irait mieux et que les enfants seraient scolarisés.»

Plus loin, un ancien soldat israélien vous fait prendre la pose allongée du sniper en évoquant l’attente, les mouches et le bruit incessant des drones. Il y aussi les tentatives d’un député du parti de Gauche au parlement allemand afin de mieux réguler et assurer la transparence dans la vente d’armes. Jan van Aken mène ainsi inlassablement campagne contre le complexe militaro-industriel de son pays. L’Allemagne est en effet avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l‘ONU, (Russie, Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Chine), l’un des principaux exportateurs d’armes au monde.

Le commerce et la circulation des armes avaient été abordés au cinéma, notamment par le documentaire Bowling for Columbine (2002) signé Michael Moore, qui s’en tient au constat un brin stérile de la prolifération des armes sans un réel questionnement pertinent. Mais aussi Le Cauchemar de Darwin (2005) réalisé par Hubert Sauper ou l’implacable mécanique d’un néo-colonialisme économique rattaché au commerce des armes. Sans oublier la fiction Lord of War (2006) d’Andrew Niccol sur le trafic d’armes et la toute impunité pour le marchand de mort avec les escadrons d’hélicoptères de combat qu’on déleste de leurs missiles pour les faire transiter en Afrique comme logistique humanitaire.

Situation rooms innove en offrant une relative et limitée immersion dans des réalités. Elle est voulue factuelle et non critique où les spectateurs déambulateurs interagissent entre eux au cœur d’un montage dramaturgique virtuose fait de tissages, croisements et anticipations. La production de pièces d’armement en Suisse est abordée à plusieurs reprises. Au citoyen alors de s’activer pour interpeller ses élus afin que ce matériel ne soit plus utilisé sur des terrains de guerre, car le collectif suisso-allemand (Helgard Haug, Stefan Kaegi, Daniel Wetzel) se refuse, comme à son habitude, à tout jugement direct ou critique sur les réalités présentées et parcourues à un rythme soutenu. La nécessaire mise en contexte critique interviendra, elle, à tête reposée pour le spectateur.

Bertrand Tappolet

Situation rooms. Jusqu’au 28 septembre. Au studio cinéma de l’ECAL. Rens. : www.vidy.ch

Site du Rimini Protokoll : http://www.rimini-protokoll.de/website/en/language_fr.html
Ouvrage : Situation rooms. A Multiplayer video-piece, Rimini Protokoll (Haug/Kaegi/Wetzel)

Publié dans cinéma