Que fait un artiste en panne de couleur ?

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©Wikipedia.

L’auberge du soleil bleu

par Théophile Gautier

La maison devant laquelle les bœufs s’étaient arrêtés avec cet instinct des animaux qui n’oublient jamais l’endroit où ils ont trouvé provende et litière, était une des plus considérables du village. Elle se tenait avec une certaine assurance sur le bord de la route d’où les autres chaumines se retiraient honteuses de leur délabrement, et masquant leur nudité de quelques poignées de feuillage comme de pauvres filles laides surprises au bain. Sûre d’être la plus belle maison de l’endroit, l’auberge semblait vouloir provoquer les regards, et son enseigne tendait les bras en travers du chemin, comme pour arrêter les passants « à pieds et à cheval. »

Cette enseigne, projetée hors de la façade par une sorte de potence en serrurerie à laquelle au besoin l’on eût pu suspendre un homme, consistait en une plaque de tôle rouillée grinçant à tous les vents sur sa tringle.

Un barbouilleur de passage y avait peint l’astre du jour, non avec sa face et sa perruque d’or, mais avec un disque et des rayons bleus à la manière de ces «ombres de soleil» dont l’art héraldique parsème quelquefois le champ de ces blasons. Quelle raison avait fait choisir «le soleil bleu» pour montre de cette hôtellerie? Il ~ a tant de soleils d’or sur les grandes routes qu’on ne les distingue plus les uns des autres, et un peu de singularité ne messied pas en fait d’enseigne. Ce motif n’était pas le véritable, quoiqu’il pût sembler plausible. Le peintre qui avait tracé cette image ne possédait plus sur sa palette que du bleu, et pour se ravitailler en couleurs il eût fallu qu’il fit un voyage jusques à quelque ville d’importance. Aussi prêchait-il la précellence de l’azur au-dessus des autres teintes, et peignait-il en cette nuance céleste des lions bleus, des chevaux bleus et des coqs bleus sur les enseignes de diverses auberges, de quoi les Chinois l’eussent loué, qui estiment d’autant plus l’artiste qu’il s’éloigne de la nature.

Voir :
A travers les couleurs on voit la ville qui vit.
Le monochrome, icône énigmatique de l’art moderne.

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