L’art, l’intime et l’histoire, côté rue

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 “Vodka” d’après “L’Ours” de Tchekhov par La Compagnie sans issue. ©JM Coubart.

Dans le cadre du Festival La Plage des Six Pompes à La Chaux-de-Fonds, mobiles et éphémères, les activateurs de ville et agitateurs de certitudes que sont les artistes de rues décalent le regard, fendent l’espace et ravivent le quotidien.

Rythmé et sauvage, ludique et existentiel, le théâtre de rues explore, dans sa fragile immédiateté, le contraste entre ce qui est dit et ce qui se dissimule derrière, chez un Tchekhov vêtu d’habits rock et trash (Vodka). En forme de conte, ce théâtre tenu en face d’un Temple protestant explore, dans son versant narratif, les délires autocratiques ubuesques en terre africaine (Bokassa, Mobutu) et l’utopie d’une sociabilité sous houlette féminine. Une sociabilité villageoise voulue plus solidaire est ainsi dévoilée au cours d’un vol baroque déliant des récits de vie et réminiscences au cœur d’un Burkina balafré par l’histoire (Embarquement pour Battafouada). Le fait que les corps remuent et s’architecturent à partir des os est en danse peut-être plus chargé de sens que les mouvements qui passent dans les anatomies. Ainsi Plus rien ne bouge pose une insurrection poétique qui imagine, avec humour et émotion, la rencontre du vivant en femme solitaire avec les chimères d’un squelette manipulé.

Noces de métal

Librement inspiré de L’Ours signé Tchekhov, Vodka invite à une réflexion sur la clinique de deuil. Popova est embastillée vivante dans la perte de son époux défunt Nikolaï. C’est de l’acier quelle fait surgir le fantôme de celui qui n’est plus avec la sculpture de celle qui est encore. Autre cercle d’inégale inquiétude, Smirnov. Il a la colère et la rage chevillées au corps pour avoir le sentiment d’exister.

Comédie en un acte publiée en 1888, L’Ours a pour personnages ambigus des propriétaires terriens au caractère singulièrement explosif et en lisière de crise de nerfs. Au centre de la pièce, la rencontre entre une téméraire et orgueilleuse belle veuve et un célibataire endurci. Elle permet des échanges pertinents sur le devenir de la société russe de la fin du 19e siècle corsetée par loi du père toujours plus contestée alors que l’ère des révolutions s’annonce. Une dimension possiblement relayée côté scénographique par de larges pans rouges plastifiés. En débat, le statut des femmes qualifiées de « créatures poétiques » entichées d’égalité, mais qui font montre d’une certaine désinvolture. Le créancier, lui, se trouvera décontenancé lorsque la veuve sortira les Smith & Wesson de son défunt mari pour un duel. Et cette femme ferrailleuse sert de prélude aux changements sociétaux qui s’annoncent. Popova connait le veuvage depuis sept mois, s’est retirée du monde et refuse de recevoir Smirnov, un exploitant à qui son mari devait de l’argent, et qui vient, lui-même miner par ses propres dettes, le lui réclamer. Le bien nommé Smirnov biberonne à haut débit la vodka, s’installe à demeure, tout en mettant le désordre à l’ordre du jour. Mais il est littéralement fasciné par ce feu révolutionnaire fait femme.

Entre alcool fort et senteur de poudre dégagée à pistolets brandis, deux vies s’entrechoquent ici sur le rythme de larges griffures de meuleuse et de soudure. Sous la partition du métal ouvragé sur le vif se lit une pulsation industrielle rappelant de loin en loin certains concerts de la formation berlinoise de rock expérimental, Einstürzende Neubauten ou certaines productions de Pierre Meunier alliant la bricole à la déglingue racée d’une fantasque suite d’images scéniques. Le rythme panique est enlevé, tressautant comme la chanson des Clash, Brand New Cadillac qui déchire l’espace. Dans ces univers au bord du naufrage, les acteurs jouent en force proches du forain d’un théâtre originel de tréteaux. Energiques et crépusculaires, ils sont comme sublimés par des ressorts les faisant ressembler à des diables sortant de la boîte d’un théâtre punk que n’aurait pas renié Fernando Arrabal, Peter Turrini ou Jan Lauwers.

Si Popova garde un souvenir précis des infidélités de son mari, elle est convaincue de rester endeuillée jusqu’à sa mort à elle. L’originalité de ce travail est d’appréhender la question du deuil par l’image du métal travaillé avec étincelles et cohorte sonore, comme trace, comme ce qui peut faire fantôme, mais aussi comme survivance. La mise en scène joue sur des effets de mémoire et d’oubli, de forme et d’informe. Ces retours en passent par une mémoire du corps pulsionnel : par la voix, le regard, l’image cernée de rideaux rouge plastifiés comme  et tous les supports paroxystiques d’une expressivité tendue. Le canevas de la pièce est fragmenté. Car lorsque les morts nous hantent, ce à quoi nous avons affaire, ce sont des bouts d’images, des traits, des traces de ressentis souvent en lambeaux du fait du travail de découpage opéré par la mémoire.

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Publié dans scènes, théâtre
Un commentaire pour “L’art, l’intime et l’histoire, côté rue
  1. coubart dit :

    crédit photo: JM Coubart.

    merci de de modifier.

    Bien cordialement