L’art, l’intime et l’histoire, côté rue

 

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“Plus rien ne bouge” par la Compagnie Desuète. Photo V. Vanhecke.

 

Danse de mort et de vie

Pour Plus rien ne bouge, solo chorégraphique féminin avec manteau et squelette marionnettisés tous deux symbolisant l’être aimé disparu, sa créatrice française Aurélie Galibourg souligne : « Ce que la pièce cherche est ce rapport polysémique entre la femme investie de la force de vie et le squelette qui produit, se détruit. Ainsi la solitude, le deuil sont autant de dimensions arpentées. C’est un état qui marie le vivant et le trépassé, tant il est vrai que l’on ne sait pas d’où l’on est né et où l’on va. Or ce que la création interroge c’est notre identité au milieu de ces extrêmes. »

La chorégraphe et danseuse explique : « Il s’agit d’aller chercher l’universalité de notre identité humaine commune. Le squelette avec lequel j’évolue peut ainsi être tout le monde tout en se singularisant dans son animation pré ou post mortem. Un autre solo réalisé en 2010 Au bord de l’os constitue les prémices de Plus rien ne bouge avec déjà la volonté d’évacuer un trop plein d’affects entourant le mourir et la mort. Aborder la mort est un exercice créatif des plus délicats. Soit on la surligne ou la vulgarise, en y insérant des éléments grotesques. Soit arpenter une frontière sur ce qui nous émeut et nous active en mettant au jour les éléments absurdes ou participant d’une beauté. Ces endroits sont abordés avec bienveillance au détour de Plus rien ne bouge. »

Dans un registre moins cru, ce solo n’est pas sans évoquer Song and dance (2003) de Mark Tompkins. Le faux et le vrai se rencontrent non sans aborder une dimension métaphysique lorsque Tompkins dans sa loge d’après représentation, s’unit à un squelette, dont le crâne a servi d’accessoire au spectacle que l’on ne verra pas, le ballet romantique Giselle. Il caresse sa joue osseuse, plonge tendrement son doigt dans l’orbite gauche d’un crâne hamlétien. Performer, chorégraphe, danseur et pédagogue, Mark Tompkins  a participé à l’introduction en France de la Contact Improvisation : improvisation et composition en temps réel qu’il utilise dans la création de ses performances, comme Aurélie Galibourg dans ses soli.

Terre vue du ciel et au ras de l’histoire tragique

A en croire le programmateur et directeur artistique de La Plage des Six Pompes, Manu Moser, l’artiste burkinabé Émile Didier Nana est le premier artiste africain à se produire au Festival chaux-de-fonnier en catégorie théâtre de rues depuis 21 ans. Dès l’entame, un âne qui brait sur le fil d’un ralentissement grotesque. S’ensuit une voix éthérée et standardisée d’hôtesse de l’air annonce entre deux carillons ritournelles rappelant la SNCF : « Mesdames et Messieurs, notre décollage est prévu dans quelques instants. Attendez-vous à traverser une zone de turbulences… Maintenant, veuillez regarder à votre droite et à votre gauche. Vos voisins sont vos issues de secours. Durant toute la durée du vol, n’hésitez surtout pas à leur prendre la main durant des phases insolentes du voyage… Sachez que vous êtes à bord de la Compagnie Air Battafouada et que votre Commandant de bord est Monsieur Didier. »

Vêtu d’un costume de pilote, pistolet à la ceinture et lunettes de soleil arborant des smileys, le comédien burkanibé joue la carte de l’Absurde contrevenant malicieusement à toute réglementation de sécurité aérienne en vigueur. Juché sur sa brouette villageoise, il s’adresse aux passagers-regardeurs : « Vous pouvez danser, fumer et griller vos poulets aux réacteurs… dans vos bagages, vous pourrez posséder des cacahuètes et des kalachnikovs, des pommes et des bombes, des grenades et des grenades… » Spectateur assidu de la fiction Lord of War avec Nicolas Cage et du documentaire Le Cauchemar de Darwin abordant les trafics d’armes en Afrique gérés principalement par les membres du Conseil de sécurité de l’ONU ayant droit de veto, dont la Chine, Etats-Unis, la Russie, et la France, l’acteur fait ainsi transiter dans sa carlingue imaginaire certaines vérités qui dérangent.

Pour le décollage, chacun est appelé à… étendre les bars et les agiter de haut en bas tout en scandant : « Décollons, décollons… » Un jeu de mots grinçant percutant le colonialisme d’hier au néocolonialisme économique chinois, américain et européen d’aujourd’hui pillant les richesses de l’un des continents les plus sous influence, surexploité et « génocidé » de la planète : l’Afrique. Pourtant d’un coup d’état contre un satrape sanguinaire à l’évocation de la République d’esclaves émancipés à l’origine d’Haïti en passant par les ravages causé par les multinationales de l’agro-alimentaire, à l’instar de Monsanto et de Maggi, le spectacle prend la peine de survoler certains des maux avec gravité et dérision. Chants et devinettes laissées sans réponses viennent aérer des réalités et évocations dramatiques.

La mémoire de Thomas Sankara

Des souvenirs aussi, ceux d’une vie villageoise en chefferie, ponctuée par la rencontre du conteur, enfant, avec le capitaine Thomas Sankara. Rappelons que le 4 août 1983, une révolution porte ce militaire au pouvoir en Haute-Volta. À 33 ans, il devient le plus jeune président de la planète à la tête d’un pays qui est l’un des plus pauvres de la planète.  « Nos objectifs se limitent à des prétentions biens simples, biens élémentaires, c’est-à-dire : nourrir d’abord chaque Burkinabé. L’instruire, le vêtir, le soigner ; et également lui donner la possibilité de son épanouissement culturel dans son expression quotidienne », formule à Paris, en octobre 1984, le leader progressiste le plus charismatique du siècle dernier. Le principal suspect de l’assassinat de Sankara est le numéro deux du régime de l’époque et son meilleur ami, Blaise Compaoré qui lui succédera à la présidence, depuis le 15 octobre 1987 jusqu’à aujourd’hui.

Issu d’une famille nombreuse, dont sa mère s’est occupée seule au Burkina Faso, Émile Didier Nana précise que le spectacle a été joué à l’Institut français à la capitale puis dans la rue suscitant une écoute attentive et un soutien approbateur selon l’artiste. «  Ce que je dis sur Thomas Sankara, sa lutte contre la corruption et toutes les formes d’impérialisme n’est pas de l’ordre de la revendication. L’avoir salué lorsque j’étais tout petit fut un moment déterminant de ma vie qui est ici théâtralisé. Cet homme intègre a défendu des valeurs auxquelles je pouvais adhérer et insuffler un sens de la dignité humaine et une fierté d’être burkinabé au cœur d’un pays enclavé. Il a contribué à faire évoluer les mentalités envers les femmes dans leur prise en considération ainsi que les rapports homme-femme. Cette création est aussi une forme d’hommage à ces femmes qui font tout. Au marché de la capitale, elles partent ainsi très tôt pour aller chercher les légumes et les vendre en bord de route, une pratique risquée qui assure la vie de toute une communauté familiale. »

Bertrand Tappolet

La Plage des Six Pompes, la Chaux-de-fonds. Rens. : www.laplage.ch

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Un commentaire pour “L’art, l’intime et l’histoire, côté rue
  1. coubart dit :

    crédit photo: JM Coubart.

    merci de de modifier.

    Bien cordialement