La mort d’un enfant

L'Enfant Eternel

Le 25 avril 1996, la petite fille de Philippe Forest est fauchée par un cancer. Elle a 4 ans. Sous forme d’essai ou de roman, directement ou par études d’écrivains interposées, il n’a cessé de revenir sur cette mort, l’effroi, la solitude et le chagrin qu’elle a creusés en lui ou épaissis autour de lui. Cette perte inassimilable le constitue et finalement le protège.

Entretien avec Philippe Forest, par Bertrand Tappolet

Écrit quelques jours après sa disparition, dans un état d’esprit chaotique, “L’Enfant éternel” (Prix Femina 1996) est adapté au théâtre par Denis Maillefer. Sous le regard de Aline (Valeria Bertolotto), la mère assise, filmée en direct, en noir blanc, et au regard démultiplié sur trois parois, démesurément agrandi ou réduit à  une tapisserie de vignettes digitales, le père (Pierre-Isaïe Duc) évacue tout pathos pour cheminer d’une voix ouatée à  travers images, mots et sensations. La mise en scène s’abîme dans la contemplation de ce visage de Madone confronté au vide, comme le regard naufragé du père face à  sa fille mourante devenue la source et le principe de son travail. Jusqu’au blanc terminal, mouvant à  l’arrière-goût de suaire avec des traces noires, restes d’encre ou de présence imagée en suspension comme dans les dessins de Michaux. Pour Forest, « Il y a cette alliance étrange entre des références littéraires (Joyce, Mallarmé, Hugo) et tout ce versant canonique de la littérature enfantine (Peter Pan, Petit ours brun, Caroline, les mangas animés japonais). Il n’existe pas de différences de nature entre ces textes ; au sens où chacun d’entre nous, qu’il soit adulte ou enfant, éprouve le besoin de se raconter des histoires, non pas pour donner sens à  ce qui ne peut en avoir, mais au moins pour susciter du langage là  où le langage est forcément en défaut. »

Un spectacle à  découvrir au regard de deux autres récits surexposés sous les feux de l’actualité d’une controverse portant sur « le plagiat psychologique », accusation adressée par Camille Laurens à  Marie Darrieussecq. “Philippe” (1995), le poignant et bref récit autobiographique de Laurens, est une lettre d’amour et de souffrance mêlée envoyée par-delà  la mort à  son enfant qui n’a vécu que quelques heures. « Le “je” de tous mes derniers livres s’enracinait littéralement dans la mort de mon fils Philippe. Auparavant, j’écrivais des romans “traditionnels”. Depuis 1994, c’est de là  que je parle, l’autofiction pour moi est agrippée à  ce point obscur », explique Laurens lors de la passe d’armes de l’été dernier. à€ l’authenticité crue de l’expérience, Darrieussecq substitue dans “Tom est mort” (2007), cahier tenu par une mère de fiction qui a perdu le deuxième de ses trois enfants âgé de quatre ans, un éclatement du récit, une distance de 10 ans entre le décès de l’enfant et la ressouvenance. Les trois écrivains reconnaissent d’ailleurs peu ou prou être incapables de pénétrer l’opacité fuligineuse du deuil et du malheur mêlé de souffrance qui la borde. Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte de leur douleur.

Philippe Forest est l’auteur de nombreux essais consacrés à  la littérature et de plusieurs romans dont L’enfant éternel, Toute la nuit, Sarinagara et Nouvel amour. Collaborateur de la revue Art Press, il est aussi bien critique littéraire, cinématographique ou artistique. Dans son roman Sarinagara (Gallimard, 2004), à  travers un voyage menant le narrateur de Paris à  Kyoto, de Tokyo à  Kobe, Forest narre les destins de trois artistes, à  différentes époques : Kobayashi Issa, maître du haïku du XVIIIe siècle, Natsume Sôseki, romancier novateur de la fin du XIXe, et Yosuke Yamahata, photographe ayant gravé sur la pellicule les dégâts de la catastrophe nucléaire Philippe Forest a également consacré plusieurs essais à  la littérature japonaise.

Bertrand Tappolet

Publié dans théâtre