« Je suis ». Pour une histoire et une identité russes sans trous de mémoires

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« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova . © Smirnov.

L’Etat poutinien, un néo-stalinisme ?

Je suis fait de Poutine l’héritier de Staline, en superposant leurs visages à l’écran et en posant certaines comparaisons plus largement développées par Vladimir Fédorovski dans le Fantôme de Staline. Issu du FSB, nouvel avatar du KGB de triste mémoire, le nouveau maître du Kremlin, pour en finir avec l’effondrement de l’Empire, a su réhabiliter Staline, en récupérer l’héritage et user de méthodes fort proches (élimination des personnages gênants par tous les moyens, assassinat y compris), comme si ce pays ne pouvait être gouverné que de façon autoritaire et ambiguë. Un excellent livre pour bien comprendre la réalité politique russe qui est assez différente de ce que nos médias nous racontent.. L’écrivain russe d’origine ukrainienne explique. « Ce processus prit de l’élan sous Vladimir Poutine, avec la restauration de l’hymne soviétique, la glorification du KGB, la réécriture de l’histoire en faveur de sa version stalinienne et le verrouillage de la presse, ainsi que le discrédit de l’Occident, accusé de donner des leçons de démocratie à Moscou pour l’affaiblir. »

La journaliste assassinée Anna Politovskaïa n’a eu de cesse de mettre en lumière le système « néosoviétique » voyant une bureaucratie corrompue piller ses concitoyens. « Comment une population éreintée, apeurée et désespérée peut-elle se laisser faire ? » La démarche du Teatr KnAM en est indispensable et salutaire. Nadejda Tolokonnikova, chanteuse du groupe Pussy Riot dit dans Je suis : « Quel que soit le verdict prononcé, les Pussy Riot, vous et nous, sommes déjà en train de gagner. Parce que nous avons appris à être en colère et nous exprimer politiquement. » Des propos qui peinent aujourd’hui à trouver leur concrétisation face à la répression tous azimut frappant la plupart des voix qui tentent de s’exprimer à contre-courant de l’Etat russe oligarchique. Nadejda Tolokonnikova, a été libérée le 23 décembre 2013 après vingt-deux mois dans un camp de travail pour avoir chanté une « prière punk » contre Vladimir Poutine.

Son témoignage publié le 11 février 2014 dans Le Monde forme sans doute la plus pertinente des « postfaces » au spectacle Je suis : Les gens ne protesteront que lorsqu’ils seront convaincus de la réussite potentielle d’un comportement qui s’écarte de la norme. Quand ils auront le sentiment qu’en élevant des protestations, ils ne se condamneront pas à la solitude, à l’incompréhension et à la stigmatisation, mais qu’ils se raccrocheront à quelque chose de bien plus grand que leur sursaut individuel désespéré, à quelque chose qui pourra les soutenir et les protéger dans leurs actes de protestation. Cette chose qui peut convaincre une personne que sa révolte est possible, nous l’appelons un institut public de revendications. C’est ce que nous, les condamnées de la colonie IK-14 de Mordovie, et Julia Kristeva appelons “la culture de la rébellion”. Les colonies de femmes dans leur ensemble se distinguent par l’absence totale d’instance de revendications. Chez les hommes, des modèles de comportement alternatifs se sont forgés depuis des décennies sous l’effet d’une culture hiérarchique sans failles, relayée par les membres des gangs, pour donner naissance à une “société civile” spécifique aux camps. Dans les camps de femmes, un tel système n’existe tout simplement pas. Et l’administration du camp, dont le mot d’ordre est “diviser pour régner”, cultive l’atomisation et le cloisonnement de la collectivité. Si un camp d’hommes représentait la France, où les gens sont capables de protester, alors le camp de femmes serait une société post-totalitaire comme la Russie, où l’on préfère avaler toutes les iniquités des fonctionnaires et les rigueurs du régime. »

Bertrand Tappolet

Théâtre Beau-Site, La Chaux-de-Fonds, 22 et 23 janvier 2015 à 20h15. Rens. : www.tpr.ch

Lire l’entretien avec la metteure en scène russe Tatiana Frolova : Un théâtre documentaire épique, résistant et humaniste. Bertrand Tappolet.

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