« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova . © Smirnov.
Un Théâtre lanceur d’alertes
L’histoire du Teatr KnAM, de même que l’origine de ce spectacle, sont difficilement dissociables de la ville de Komsomolsk-sur-Amour située à 8000 km de Moscou. Cette ville comporte de multiples visages. Officieusement cité modèle édifiée par les komsomols (les jeunesses communistes), la cité fut en réalité construite par des milliers de prisonniers du goulag, déportés des différentes provinces de Russie. Ville née du sang, des larmes, du froid et de la faim. Ville du mensonge et de l’oubli. On entend dans Je suis : « Faire du théâtre à Komsomolsk-sur-Amour, nous en faisons depuis 26 ans, est un délire absurde. Une vraie roulette russe. Ces dix dernières années, nous avons perdu une grande partie de notre public simplement parce que les gens quittent Komsomolsk. C’est peut-être une tendance générale en Extrême-Orient, je ne sais pas. Pourquoi nous restons à Komsomolsk ?
A cause de notre mémoire ou à cause de notre histoire. Peut-être restons-nous là pour dire cette vérité, au nom tous nos ancêtres muets. Pour la dire à haute voix. Nous créons des spectacles, nous travaillons dans notre théâtre la nuit. Nous pouvons nous permettre d’être libres. Mais j’ai le sentiment qu’il est temps que d’autres commencent à leur tour à créer des spectacles ici… »
Fondé en 1985, le Teatr KnAM (cinq permanents) vit sans subventions ni aide d’aucune sorte et se produit habituellement dans une petite salle d’à peine trente personnes. C’est Tatiana Frolova, avec son incontournable énergie, sa foi du charbonnier dans les puissances révélatrices de réalités du théâtre, qui depuis trente ans se bat pour faire vivre dans cette région hostile sa conception du théâtre, un théâtre documentaire construit à base de témoignages de vie et d’archives, un travail de fouilles sur l’histoire en cours. « Je suis, comporte l’épisode suivant : Dimitri (Bocharov), l’un des comédiens, lit à haute voix le témoignage d’un vieil homme ayant survécu aux répressions staliniennes. Il commence par évoquer ses mains qui tremblent. Rien de particulier, dit-il, c’est fréquent chez les personnes âgées… Et ensuite viennent ces paroles : « Vous voyez ? Mes mains tremblent en permanence. C’est à cause de mes nerfs. Toute ma vie, j’ai eu peur… Des centaines de milliers de personnes ont été envoyées au Goulag sur une simple dénonciation dont personne ne vérifiait le bien-fondé. Il suffisait de dire : “C’est un ennemi”. Je n’ai jamais rien dit de pareil sur personne ». Eh bien, cet homme est un héros. Aujourd’hui, il compte davantage pour moi que Hamlet et son célèbre “Être ou ne pas être“. Dans la situation actuelle, un de nos devoirs est de lancer, comme le disait Kurt Vonnegut, “un signal d’alarme” susceptible d’alerter nos concitoyens », confie Tania Frolova dans un entretien de septembre 2012 à Tania Moguilevskaia.