« Je suis ». Pour une histoire et une identité russes sans trous de mémoires

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« Je suis ». Mise en scène de Tatiana Frolova . ©Théâtre KnAM.

Le témoin ou le retour du conteur

Le théâtre du réel, Tatiana Frolova et le Teatr KnAM (Elena Bessanova, Dimitry Bocharov, Vladimir Dmitriev et la comédienne, danseuse et traductrice installée en France, Elena Zhilova pour Je suis) le pratique notamment dès Une Guerre personnelle, pièce sur le conflit tchétchène présentée en décembre 2010 au Théâtre de Vidy et tirée de La Couleur de la guerre, récit signé Arkadi Babtchenko. Un Russe, « un soldat qui sait écrire, et faire passer par les mots l’intensité même de l’expérience vécue… L’auteur ne se rebelle pas, ne dénonce pas, ne juge ne condamne pas : il montre et cela suffit. » Ces propos de l’écrivain franco-américain Jonathan Littell qui a écrit sur les guerres en Tchétchénie et Syrie valent pour la démarche artistique, humaine et politique de cette compagnie théâtrale russe à nulle autre pareille. En treize nouvelles décrivent notamment les mères russes parties à la recherche du cadavre de leur fils sur les champs de bataille. Elles se font abattre parfois par méprise. Ou les Tchétchènes les enlèvent avant de les violer et supplicier, la camaraderie incertaine entre soldats, les magouilles, et les pillages toujours et encore.

Sur le plateau de petites caméras filment les comédiens. Nous sommes uniquement du côté des Russes. Les « Tchétchins » comme ils les qualifient ne sont que « sauvages », « illuminés », « fous » et cibles qu’il faut anéantir. La guerre est un paysage évoqué par Arkadi Babtchenko qui a participé aux deux guerres de Tchétchénie et dévoile les conditions désastreuses auxquelles les soldats russes font face, du froid omniprésent. Ce ne sont que des enfants pris dans la tourmente qui les dépasse. En ce sens, cette vision prolonge mais de manière plus polysémique, riche et contrastée le documentaire La Colonne Chamalov (1996). Un soldat russe, Konstantin, y troque sa Kalachnikov pour raconter « sa guerre » en Tchétchénie avec une caméra embarquée confiée au trouffion par le journaliste, producteur, réalisateur qui fut correspondant de guerre indépendant, Jacques-Marie Thibaut d’Oiron décédé en avril 2014. Il capte le pillage, le vol, les soldats, qui le plus souvent se sont engagés parce qu’ils n’avaient pas de quoi vivre et font main basse sur tout, détruisant ce qu’ils ne peuvent emporter. Lui qui ne sait pas ce qu’est un cadrage, il filme ce qu’il voit, ce qu’il ressent, l’absurdité, la barbarie de la guerre, Une Guerre personnelle s’éloigne par anticipation du film The Search (2014) de Michel Hazanavicius recyclant poncifs dramatiques et codes stylistiques du reportage de guerre – caméra tremblante, image délavée, time code) et amplifie leur potentiel esthétique (lumière grise, décor boueux de fin du monde) dans un mouvement exacerbé de refiguration.

Le plateau est recouvert en partie de terre noire, les caméras deviennent des viseurs, comme l’objectif vidéo alignant les gros plans de visages maculés de boue, regards hagards ou hallucinés. C’est à plusieurs échelles que nous parviennent les témoignages, projections sur écran et présence physique du comédien en train de créer l’image. Un jeu de miroirs troublant. En un sens, le rituel n’est pas absent. Une femme au statut incertain (la Mère, la Mort, une technicienne de plateau) ensevelit des chemises blanches sous la terre qu’elle avait préalablement déployées au sol. Mémoire des formes, réminiscences de vies, choc des matières. La pièce évoque des fantassins comme portés disparus pour eux-mêmes. La Guerre en devient une sorte de Léviathan qui tôt ou tard ressurgira. « Ce passé est notre futur. Tenez-vous prêts », résonne alors in fine dans l’espace.

En 1936, le philosophe Walter Benjamin posait le constat de l’éloignement de cette figure désignée comme « archaïque » articulant au cœur de ses récits sa propre expérience et une part de l’expérience d’autrui. Une disparation annoncée au profit d’une autre figure de l’art épique, le romancier. Le Teatr KnAM essaie-t-il de réactiver ou mettre au jour « cette image authentique du passé qui n’apparait que dans un éclair » (Thèses sur le concept d’histoire). Or, Benjamin ne défend un pur retour au conteur de la tradition orale. Il entend au contraire accueillir et annoncer, au chapitre d’un retour à la narration, de l’art du « Raconter », « des formes inédites, audacieuses, desquelles nous ne savons rien encore ». De cette réflexion, le théâtre de Tatiana Frolova est l’héritier. Comme, il l’est du théâtre brechtien dans sa dimension d’un appel à témoins. Chez Brecht, l’acteur est supposé se dédoubler, à l’image du témoin de la scène de la scène de la rue. Il y a ainsi dédoublement du démonstrateur et du personnage montré.

Comme Brecht, le théâtre documentaire de Peter Weiss mène une constante « critique du mensonge » et tente d’expurger le théâtre de moyens formels qui lui paraissent mystificateurs : la fable et les « caractères dramatiques ». En ce sens, ce théâtre documentaire russe représente une variante d’ « Impersonnage », qui est le témoin de sa propre vie. Une vie qui peut être moins individuelle et fixée, que nomade et transpersonnelle, Un témoin rhapsode, c’est-à-dire, comme chez Brecht, un tiers témoignant pour l’Homme. Témoigner est ici un geste fort, essentiel, qui engage complètement la personne qui l’exécute. Le geste de témoigner veut atteindre une valeur d’une grande rareté, qui est la véracité, cet état subjectif de la vérité qui n’est pas sans errements, erreurs et défaillances. Ce théâtre documentaire au dispositif fictionnel se place à l’inverse de toute réduction à des apparences ou à une supposée « réalité » univoque, dans une perspective de réalisme heuristique procédant à une recherche progressive de désensevelissaient de véracité dont la concrétisation au plateau par la multiplicité des sources prend la figure d’un kaléidoscope de voix, images, récits et témoignages pas toujours évident dans leur agencement et leurs différents régimes de narrativité par le spectateur.

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