Arrêts sur images

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Photos Samuel Rubio.

Entre passions saphiques, traversées d’images de tortures passées à la prison irakienne d’Abou Ghraib et jouissance mêlant Eros et Thanatos sur fond de règlement de compte avec la figure maternelle, le monologue Au Bord mis en scène par Michèle Pralong suscite un questionnement rémanent au Poche.

Dû à la Française Claudine Galea, cet écrit autofictionnel interroge l’image iconique de la soldate américaine Lynndie England qui tenait un prisonnier irakien en laisse, devenue symbole malgré elle des exactions commises par les Américains sur des prisonniers irakiens. En bonne lectrice peut-être de Georges Bataille, la narratrice rêve de jouir et de faire jouir la jeune femme radiée à vie de l’armée, depuis sa condamnation en octobre 2005 et âgée aujourd’hui de 33 ans

Derrière les images et alentours

Dû à la Française Claudine Galea, cet écrit autofictionnel interroge l’image iconique de la soldate américaine Lynndie England qui tenait un prisonnier irakien en laisse, devenue symbole malgré elle des exactions commises par les Américains sur des prisonniers irakiens. En bonne lectrice peut-être de Georges Bataille, la narratrice rêve de jouir et de faire jouir la jeune femme radiée à vie de l’armée, depuis sa condamnation en octobre 2005 et âgée aujourd’hui de 33 ans

Aux yeux de la metteure en scène Michèle Pralong, «il y a un certain scandale dans ce texte évoquant la photo héraldique d’une réserviste de l’armée américaine tenant en laisse un détenu irakien à la prison d’Abou Ghraib. La démarche de Claudine Galea est de déconstruire la lecture seule d’horreur et d’effroi que nous avons face à cette image. Il y a une tentative de comprendre ce qui se passe dans l’acte de torture au sein de l’esprit du bourreau. Cela l’amène à construire et à empiler sur cette image terrible d’autres images, qui décentrent notre possible réaction première sur ce cliché daté de mai 2004.»

N’est-elle pas si attirante avec ses cheveux courts, sa peau lisse, son «ingénuité», comme le suggère la dramaturge ? N’est-elle pas infatuée «de sa petite taille de la finesse de ses membres» ? Elle ajoute : «je pense que j’aime les femmes de ce type physique je pense que quand j’étais enfant j’avais les cheveux courts et pas de poitrine je pense que je m’aimais beaucoup je pense que je pourrais embrasser la soldate». Peut-on mettre en lumière la part d’humanité dans l’inhumanité d’une tortionnaire ? Autant d’interrogations que pose ce texte à dessein aporétique, qui montre l’écriture en train de se faire ou étant arrêtée par une image. «En effet, cette image a d’abord littéralement interrompu toute production littéraire et artistique pendant des mois chez l’écrivaine, confie Michèle Pralong. A force d’être arrêtée, d’autres images viennent se superposer, notamment celle de la Mère qui abuse, frappe, humilie.» Elle précise : «Parmi ces images dramatiques, deux se révèlent particulièrement fortes. Celle du captif debout en équilibre instable sur une boîte. Il porte cagoule en sac plastique et tient des fils électriques dans ses mains. La seconde représente la GI, parce que c’est une femme fantassin abusant ainsi d’un prisonnier et suscitant une onde de choc. Le texte d’ « Au Bord » permet la superposition de ces deux situations de violence menée par une femme à l’endroit d’autrui.»

De fait, la complexité du monologue vient notamment de l’enchâssement de plusieurs images du féminin. Celle de la GI à Abou Ghraib, une autre liée à une amante de la narratrice, reflet d’une relation douloureuse et tourmentée, une dernière enfin posant sa Mère comme une figure tortionnaire, fouettant sa fille devant la classe. «Ma mère venait dans Ia classe. Elle me déculottait et me fessait devant les autres filles. Je finissais devant le mur mains sur la tête jupe relevée culotte aux chevilles. Les filles recopiaient les phrases de la leçon écrites sur le tableau et regardaient Ies traces des doigts sur mes fesses. Les filles apprenaient la leçon sur le tableau noir de mon cul.» Oscillant parfois entre Agota Kristof et Elfriede Jelinek, Nelly Arcan et Charlotte Roche, l’auteure confie dans Le Cahier de salle du Poche «Ce qui dérange dans « Au Bord », c’est que je mette à nu la part de désir que cette image exhibe, un désir allié à la mort, la violence, l’humiliation, l’assujettissement. J’accumule les « sujets » tabous, don un en particulier, l’enfance, la maternité».

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Maladie de l’amour à mort

Avec la voix calme, toujours égale, Jeanne De Mont délie ce monologue dont le vocabulaire a la précision d’un scalpel et la syntaxe quelque chose de la souplesse d’un élastique. Il aligne les phrases à relance dont l’énergie se renouvelle de clause en clause, indéfiniment. La comédienne erre comme spectre en lisière de plateau, consciente que ce sont les marges qui font l’image.

De fait ce choix d’une quasi mise en lecture de la pièce se révèle d’une grande fidélité aux propos de Claudine Galea. Qui affirme : «J’aime l’endroit de la lecture, qu’elle soit minimale (un texte, un micro, une chaise et une table) ou qu’elle dessine dans l’espace les lignes de la composition, de l’architecture de l’écriture. J’aime faire des lectures, seule ou avec d’autres personnes. La matérialité de la lecture publique dit du texte ce qu’aucune interprétation, que ce soit celle du lecteur, seul avec le livre, ou celle de l’acteur, ne permettra d’appréhender. Elle permet de retrouver cette force en action, cette loi physique qui a donné naissance à l’écriture et qui n’a cessé d’irriguer le travail, de le soutenir. La basse continue du texte. Sous le raffinement du style et de la composition, elle restitue la part sauvage, impure, non policée, non rationnelle, une forme de souffle, et ici le mot inspiration, complètement galvaudé, pourrait reprendre sens, son sens sportif. La lecture restitue le lien physique, jamais démenti, de l’écrivain au livre. Dans la lecture, l’écrivain est le corps de son livre. Il y a, dans le temps de lire en public, la même présence au livre que quand on l’écrit. Un caractère absolu et en même temps complètement relatif.»

Débutant son récit fichée derrière le public, invisible, Jeanne De Mont est ainsi la narratrice à sa table de travail auquel l’image d’Abou Ghraib résiste à l’orée de la fable. Plus loin, elle imagine la GI hurler orgasmiquement sous le poids d’un amant. S’agit-il de son compagnon de l’époque, qui selon England, l’incita à poser pour ces instantanés dégradant et dont elle eu un enfant avant de s’en séparer ? Mystère. C’est sans doute ce que l’auteure, dont le double autofictionnel affirme écrire pour ne pas chuter, désigne comme la part d’humanité présente dans toute torture. «Je pense que c’est un vertige. Je pense que j’écris pour ne pas tomber», entend-t-on.

Devant la fragilité, le plaisir et la douleur

Les balises s’estompent, ce que l’auteure a mis en place pour oublier une image, celle notamment d’England tenant un prisonnier au bout d’une laisse, qui la traîne à sa suite disparaît, ses souvenirs s’entrechoquent, se mélangent, les histoires et les vécus prêtés à la soldate et les coïts et sévices traversés la narratrice s’entrecroisent. Ce qu’on sent, c’est ce flottement, cet entre-deux, ce temps d’abandon. Avec crudité et lucidité, Claudine Galea restitue ce sentiment du vide, de l’absence, et les mécanismes en marche pour revenir au monde. On sent que le puzzle ne sera jamais complet. La dramaturge écrit juste assez pour laisser le vide exister. Juste assez pour un personnage fragile, livré à lui-même, orphelin. La fragilité étant la loi du monde.

«“Au Bord” naît d’une nécessité d’écrire autour d’une image muette, qui charrie un chaos de mots, désirs, interdits, volontés, émotions, sentiments… », confie encore l’écrivaine au Cahier de salle du Poche. Une lutte s’engage ainsi entre les mots et le silence, entre les mots et la mort, entre les mots et la jouissance, entre les mots et les images. Convoquer un verbe ou un nom, c’est repousser la mort et l’absence, les conjurer encore une fois, même si ce n’est que pour la durée d’un seul mot. Le texte piétine donc de plus en plus, n’étant plus porté que par un souffle qui doute. Une langue faite de cris et de bruits, capable elle aussi de dire l’ampleur d’une douleur et d’une jouissance mêlées et arrimées à la chair. Capable à tout le moins de dire l’intime de l’être, d’aller là où ça fait le plus mal, et d’approcher l’informulable. Donc d’entrer en littérature.

La belle intuition de l’écrivaine française, possiblement dérivée d’un ouvrage de l’essayiste et romancière américaine, Susan Sontag (Devant la douleur des autres), semble être que l’incomplétude fondamentale des images ne doit pas pour autant nous faire oublier leur force évocatrice, et le rôle qui peut être le leur dans la compréhension des injustices du monde. «Voilà ce que l’homme peut faire à l’homme», dit l’image. «N’oubliez pas». Et le monde ne recèle que trop d’injustices ayant besoin d’être revues, à défaut d’être réparées. En attendant ce travail second, comme le suggère Sontag, la meilleure façon de rester vigilants est peut-être de «laisser les images atroces nous hanter». Ce que l’écriture de Galea permet, à l’évidence.

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Publié dans littérature, scènes, théâtre