Arrêts sur images

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Pénombre sur le corps des images

Claudine Galea le dit : «Depuis quelques années, je travaille à partir d’images. L’image peut être publique : Les madones de Bentalha en 1999, Abou Ghraib en 2005. Elle peut être privée, personnelle, intime. Il y a l’image et il y a ce qui fait image. Là où ça se rencontre, arrive la nécessité d’écrire.» C’est ainsi la pénombre qui embaume un plateau déserté comme le vivant symbole du tombeau de toutes les images que souhaite être cette pièce. La comédienne Jeanne De Mont s’adresse au public par le fond de la salle et ses bordures avant d’atteindre le proscenium, témoignant des difficultés de l’acte d’écrire face à une image qui tient littéralement l’auteure en en laisse, en lisère de ce qu’elle montre et interroge, selon son propre aveu.

Cette idée de mise en espace et en faible lumière d’une terreur peut rejoindre l’approche d’un Alfredo Jaar. Les œuvres de l’artiste et réalisateur chilien nous amènent à mesurer physiquement ce qui est habituellement tu, caché, refoulé, dans l’image de presse. Dans The Rwanda Project (1998), il montre que le fait de propager l’image de l’atrocité la rend banale, et son installation joue pleinement son rôle critique en s’y refusant. Soit il expose une pléthore d’images, toujours la même en réalité, celle d’un enfant sur diapositive regardant l’objectif lors du génocide rwandais. Elles sont entassées sur une immense table lumineuse rétroéclairée et visible notamment avec une petite loupe, rappelant les bancs de sélection de l’époque au sein des rédactions journalistiques. Soit Jaar ne développe ni n’expose des négatifs documentant le génocide. Il les enferme dans des urnes avec seulement une sobre légende. Face à la tragédie iconique liée au flux continu des images, moins voir c’est mieux voir. Les images témoignant du génocide ne seront ici jamais développées, ni exhumées encore moins révélées pour ne pas s’ajouter au flux indifférent du continuum visuel des massacres dont les instantanés sont supposé s’annuler par la réitération même de l’horreur qu’il propage.

Une grande partie de son travail consiste à interroger la photographie dans son rôle de témoin journalistique prétendument objectif. A travers des installations, des projections, l’accumulation de documents qui convergent vers un message que le visiteur découvre progressivement, physiquement souvent, Alfredo Jaar bouscule nos éventuelles certitudes sur la vérité de l’image, les bonnes intentions de la presse, le point de vue occidental sur les événements. A sa manière Claudine Galea arrête les images, les bouscule, interroge leur réalité et leur empilement dans les plis de la mémoire : «Je pense que la femme sur la photographie arrête en toi d’autres images. Je pense que je vais m’arrêter à ces autres images. Je pense qu’écrire c’est m’arrêter à d’autres images. Je pense que je vais écrire ces images qui m’arrêtent.»

Donc la mise en scène ne montrera rien ou presque, en sa plus grande part du moins. On ne peut en dire de même d’un texte qui, à force de tourner autour de son impossible représentation et traduction en mots de sévices, se lâche dans une description hyperréaliste principalement de clichés impliquant l’ex-compagnon de Lynndie England, le Caporal Charles Graner posant avec des prisonniers couverts d’excréments. «Les images d’Abou Ghraib sont alors remontées à la surface et décrites de manière crue et sans concessions Elles viennent de ce mouvement de reprise dans la tentative de décrire finalement la torture», confie Michèle Pralong. Ainsi Claudine Galea « légende» l’image, la déportant, l’annihilant partiellement, en la redoublant de son désir : «la fille dans mes lignes je pourrais la coucher sous moi. Au cœur du plaisir je ne haïrais pas la fille qui est sur la photo, la fille qui traîne un prisonnier en laisse et le conduit pour l’attacher aux barreaux le cagouler et le suspendre par les pieds le jeter sur la pyramide de corps nus déjà entassés le recouvrir de merde le donner aux chiens le soumettre à l’électricité le donner à sucer à un autre prisonnier.»

Abou Ghraib et après

Il y a certes une distance d’avec le réel que permet la licence poétique. Mais de là à poser que la situation prévalant à la prison d’Abou Ghraib n’avait rien à avoir avec le tragique politique, il y a un pas que semble franchir l’auteure. Or les tortures, humiliations et sévices perpétrés par la soldatesque américaine dans cette ancienne prison du régime de Saddam Hussein participe d’une chaîne de commandement et de légitimation remontant aux plus hautes sphères du gouvernement américain de l’époque. Entre autres à George W. Bush, qui a légitimé le recours à la torture malgré son empressement à charger des subalternes supposés incontrôlés dans cette affaire. Plus grave, aucun des officiers supérieurs mis en cause n’a été inquiété.

Rappelez-vous… A Abou Ghraib, plusieurs photos apparaissent dès juillet 2013 montrant des viols de détenues, ainsi que des agressions sexuelles commises lors d’interrogatoires à l’aide d’objets comme un fil de barbelé et un tube phosphorescent (dont la présence démultipliée dans la dernière partie de la scénographie d’Au Bord trouble), et une détenue forcée de se dévêtir afin d’exposer ses seins. Mais c’est en mai 2004 que l’affaire est enfin médiatisée, avec la publication d’un article dans le quotidien le New Yorker, accompagné de photos de la torture perpétrée par des soldats de la coalition dirigée par les Etats-Unis au sein d’Abou Ghraib. Les images sont accablantes. A côté de prisonniers dénudés, humiliés et torturés, on y voit les visages souriants et presque fiers de jeunes soldats américains dans le meilleur style «selfie». Quelques dix ans plus tard, en juillet 2013, une attaque armée simultanée sur Abou Ghraib et Taji, une autre prison dans les alentours de Bagdad, permettent à ce qu’était déjà entre temps devenu Daesh de libérer entre 500 et 1000 prisonniers, dont une grande partie était déjà ou allait devenir des membres de leur réseau.

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Jeux de regards

Au fil de cette mise en abyme de regards croisés, Michèle Pralong a songé à L’Homme assis dans le couloir de Marguerite Duras où la narratrice contemple une femme et un homme en train de faire l’amour au gré d’une parole sans butée ni limite. On y lit, au cœur d’une violente passion, une émotion en lisière d’asphyxie : «Ils viennent de jouir. Ils se sont séparés. Longtemps, par terre, rien d’eux ne se touche. Les dalles sont fraîches, désaltérantes. Elle pleure encore par à-coups, des pleurs d’enfant. Et il se retourne lentement vers elle et de sa jambe la prend contre lui. Ils restent ainsi. Il lui dit qu’il voudrait ne plus l’aimer. Elle ne lui répond pas. Il lui dit qu’un jour il va la tuer. Rien ne se produit que le désordre et l’immobilité de leurs corps défaits excepté cette parole qu’il lui dit encore, que c’est sans fin.»

Au Bord revient in fine sur un jeu de regards mais en enchâssant les vécus intimes de l’auteure, ses difficultés à écrire sur l’innommable, l’indicible mais pas le désirable, le baisable, ses rapports torturés avec une mère qui la fouette en classe, fondement dénudé, comme une mise en miroir ambiguë avec les exactions d’Abou Ghraib. Claudine Galea mentionne son ressentiment pour l’amant  aux mots noirs» et la mère eu l’on adore aimer et détruire. «L’auteure met en jeu une autre image du pouvoir partagée entre celui qui domine et le dominé, la mère et l’enfant. Mais aussi cette image de deux amantes placées chacune à une extrémité de la laisse. C’est la manière que déplie l’écrivaine de se projeter dans cette image d’Abou Ghraib qui débute par un déplacement successif – « Je suis cette laisse en vérité » – pour arriver à se mettre aux deux bouts de cette laisse. Elle s’interroge sur le positionnement de chacun-e relativement à la laisse. Ce que produit la laisse.»

Atmosphère indécise

Au quasi final, il y a une saisissante nomination en ritournelle d’un «Je pense», comme Georges Pérec autrefois égrenait les «Je me souviens» avec en écholalie une voix dédoublée par la souffleuse qui lit sa partition. L’auteure y excelle à avancer une proposition suivie de son inverse immédiat comme un double parcours mis en miroir qui est aussi une transmission entre générations contrastées, de mère à fille. «Je pense qu’elle m’a appris qu’on pouvait dire en même temps je t’aime et se dédire je pense que la part violente est dans la femme la part absolue l’entièreté la douceur je pense que les mots d’amour sont doux et durs comme les femmes…», pose Claudine Galea.

En front de scène, les actrices s’assoient alors en sororité rassemblée. Sans vraiment activer leur présence empruntée avant qu’un feu d’artifices de néons tressés durant les 40 minutes du monologue ne crépite dans une atmosphère meta techno évoquant Pan Sonic voire Plastikman. Ce dispositif plonge les comédiennes en silhouettes découpées dans le contre-jour de leurs rôles incertains. «Cette troisième et ultime partie permet de métaboliser tout ce qui a été dit et fait de chocs, d’images ou de pensées parfois dérangeantes, si ce n’est scandaleuses. Un moment plastique et sonore qui s’éloigne tant du réconfort que d’un caractère oppressant avec le morceau d’un musicien électro natif de Philadelphie, Charles Cohen, multipliant les notes et les épaisseurs de séquences sur un rythme dur rappelant peut-être l’épisode de la laisse.»

Bertrand Tappolet

 

Au Bord.
Pièce lauréate des Journées des Auteurs de Lyon en 2010 et saluée par le Grand Prix de littérature 2011. Jusqu’au 7 février. Théâtre Le Poche, Genève.

Bio Express de Claudine Galea

Après des études littéraires, Claudine Galea fait ses débuts dans le théâtre en tant que comédienne, mais c’est l’écriture qui l’intéresse. Elle écrit des pièces pour la radio et le théâtre (Les Chants du silence rouge, Maltaises, Les Merveilles, A demain cette nuit), ainsi que le livret d’un opéra d’Ahmed Essyad en 1999. En 2001, elle monte un ensemble de pièces courtes intitulé Conversations/Catastrophes, tout en travaillant régulièrement avec les chorégraphes de N+N Corsino. Jusqu’aux os, son premier roman, est publié en 2003 aux Editions du Rouergue. Claudine Galea est également en charge des pages littéraires du quotidien La Marseillaise, et membre du Comité de Rédaction de la Revue Ubu, scènes d’Europe.

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Publié dans littérature, scènes, théâtre