Vingt-cinq chaises concourent pour un prix, chacune raconte aussi une histoire

De g. à dr. : Sana Kebdou, Alireza G., Carlo Arziliero. Photo Jacques Magnol.

Le concours de chaises organisé par l’Association pour le Patrimoine Industriel (API), inspiré par le travail du designer Enzo Mari (1932-2020), a remporté un réel succès auprès d’artistes, d’étudiants, d’artisans et de simples amateurs dont les 25 créations sont exposées dans l’écomusée de l’API.

L’architecte et designer milanais Enzo Mari est une des grandes figures du design du XXe siècle. Continuellement à la recherche de la simplicité dans la création d’objets usuels, Enzo Mari a défendu la liberté de créer pour tous avec sa Proposta per un’autoprogettazione (ou proposition pour une auto-conception) diffusée en 1974. Ce manifeste anticonsommation contient des instructions précises censées permettre à chacun de fabriquer ses meubles.

Rencontre avec l’historienne de l’art Eleonora Pimponi, commissaire de l’exposition.

J. M. : Eleonora Pimponi, c’est une entreprise inhabituelle que de proposer un concours ouvert à à tous, artistes, designers et jusqu’au grand public. Comment avez-vous procédé ?

E. P. : Le point de départ a été la réflexion que nous avons initiée sur la Proposta per un’autoprogettazione, le livre écrit par Enzo Mari en 1974. Nous avons décidé de reprendre son concept, son idée, et de la proposer au plus grand nombre, ce qui veut dire que c’est un concours ouvert aux artistes, aux artisans, mais aussi aux amateurs.
Cette démarche est vraiment la traduction du pouvoir d’agir, c’est à dire d’avoir la possibilité de reprendre le concept déjà réalisé par un designer, et de s’impliquer en tant que créateur dans la réalisation de la chaise. C’est une métaphore qui concerne tous les domaines de la vie car c’est à partir de cette chaise, en l’utilisant comme dispositif pédagogique, que l’on peut effectivement comprendre la fonction de plusieurs choses qui nous entourent, et aussi de la pensée humaine. Ce dispositif permet au public de sortir de sa passivité.

J. M. Le processus de création conçu par Enzo Mari fut à l’époque considéré utopique, cependant il perdure.

E. P. Proposta per un’autoprogettazione est composée d’un mode d’emploi et de petits prototypes présenté lors d’une exposition en 1974 à Milan. Il s’agissait alors d’une véritable exposition ouverte car Enzo Mari voulait absolument que le participant à l’exposition s’inspire de son projet et réalise sa propre chaise. Il désirait vraiment que le public puisse interagir avec lui de la manière la critique possible.
 À l’époque, ce projet n’a pas connu de réel succès car, parmi le public, des détracteurs pensaient que le projet était trop utopique pour pouvoir vraiment démarrer. Aujourd’hui, on réalise que c’est vraiment l’esprit d’innovation qui a conduit Enzo Mari à ouvrir sa propre œuvre aux autres. 
Le fait de ne pas avoir la maîtrise de l’œuvre du début jusqu’à la fin a permis aux usagers d’entrer dans le processus de création, dépassant ainsi le seul objectif de design pour développer une réelle démarche artistique ainsi que le développement de la pensée critique. Au-delà, il s’agit aussi d’un acte politique et pédagogique.

En 2014, Enzo Mari a autorisé l’association berlinoise Cucula à reproduire ses projets pour récolter des fonds afin de soutenir son action en faveur des migrants venant notamment de l’Afrique. La particularité de ces projets était que les migrants ne connaissaient pas la langue. Donc ce dispositif culturel leur a permis de réaliser une chaise avec un projet simple, sans connaître la langue allemande, et de la manière la plus autonome possible. Il faut aussi noter la particularité du bois utilisé qui provient d’embarcations utilisées par les migrants, c’est donc aussi la narration d’une histoire.
40 ans séparent la première exposition du projet de 2014, c’est donc quelque chose qui a pris du temps, mais il s’agit probablement d’un processus infini.

Quelle impression ou leçon retenez-vous de cette invitation lancée aussi largement ?

Le projet a effectivement vu l’engagement de plusieurs acteurs, soit des étudiants comme vous avez dit, soit des gens qui ne sont pas familiers du monde du design, et nous avons pu constater que le dispositif qui a été mis en place par Enzo Mari fonctionne. Il marche parfaitement car tout le monde, qu’il s’agisse d’artistes ou de gens qui n’ont pas forcément la maîtrise de la fabrication d’une chaise ont fait preuve d’une approche très personnelle. Le processus les a amenés à véritablement découvrir une manière de travailler, soit pour manier des outils, soit réinterpréter l’objet et se l’approprier. C’était ça qui était vraiment le plus important en même temps que vraiment à la base de l’exposition, et, comme on peut le voir, et c’est ce qui a été repris par tous les participants.

Avez-vous noté un désir de dépasser la fonction même de l’objet ?

Oui, on voit dans cette exposition des chaises qui ne peuvent être utilisées. Le dispositif d’Enzo Mari permet au créateur de nous transmettre son histoire. C’est donc une sculpture, mais c’est aussi quelque chose qui nous parle et qui nous permet de développer un autre discours par rapport à l’utilisation de l’objet.

Étudiant-es en 1ère année du CFP Arts Architecture d’intérieur. Photo Jacques Magnol.

Des réalisations semblent exprimer des sentiments opposés, prenons ces trois chaises, l’une est ornée de fleurs une autre est traversée par des vis impressionnantes, et la troisième est en béton, connaissez-vous leur histoire ?

Pour l’une, il s’agit d’une adolescente et je crois que c’est en rapport avec une période de sa vie, plus précisément des moments qu’elle vit actuellement. Il doit donc y avoir plusieurs pistes qui s’ouvrent, et je pense que c’est vraiment la métaphore de l’âge. La chaise qui est fleurie est la création d’une autre étudiante de la même classe. La chaise est vraiment le témoignage de cette diversité de sensibilités.
Je trouve aussi intéressant de constater qu’elles ne se sont pas limitées à produire une imitation de l’objet car elles ont directement réalisé toutes les étapes de la conception, à l’image du rôle d’un designer.

 

De g. à dr. : Romuald&PJ. //  Chaise en béton : Tristan Favre – Taylor Mila – Melina Meyer. Photo Jacques Magnol.

Avec la chaise en hommage au Bauhaus, on ne sait pas a priori si l’objet est utilisable ou non, on pense d’abord à une sculpture ou un tableau, mais leur démarche artistique est vraiment liée à l’objet et au projet d’Enzo Mari.

La chaise en béton est le travail d’un collectif d’artisans qui comprend à la base une maçonne. Nous pouvons remarquer deux plans dans leur appropriation ; d’une part l’objet, la chaise créée en s’inspirant de celle d’Enzo Mari, avec son mode d’emploi, mais ils se sont aussi appropriés la conception et ont pu eux-mêmes réaliser des modes d’emploi à diffuser à leur tour. Il faut ajouter qu’au-delà d’une démarche pratique, il y a aussi une démarche théorique.

On remarque des créations qui reflètent les sujets actuels de préoccupation comme l’écologie, la protection de la nature.
Exactement, chacun a pu transmettre un message, une histoire, parfois sa propre histoire.

 

De g. à dr. : Alireza G., Rosanna Martone. Photo Jacques Magnol.

Quels sont vos sentiments après avoir reçu tous les projets ?

Je suis très satisfaite car il y avait une grande marge d’incertitude vis à vis du projet, on ne peut anticiper l’accueil du public. J’ai pris ce côté d’incertitude comme un véritable don le fait de recevoir cette incroyable variété de projets. Cette incertitude m’a permis de pouvoir découvrir plusieurs parcours, plusieurs artistes. C’était extraordinaire et je trouve que c’était vraiment le bon projet que de partir avec quelque chose qui n’est pas maîtrisable du début jusqu’à la fin, il y a donc eu un véritable effet de surprise, même une belle surprise.

Les participants ont repris les principes, ce qui en fait était le plus important était de ne pas se focaliser exclusivement sur le mode d’emploi mis à disposition par Enzo Mari qui ne voulait pas donner un simple dispositif à imiter, mais plutôt quelque chose à réinterpréter. Les résultats que nous avons obtenus sont vraiment étonnants car on voit comment les gens se sont vraiment appropriés sa méthode.

Au-delà des considérations utilitaires liées à la fonction de l’objet, l’important est de pouvoir rajouter quelque chose de personnel à la chaise. C’est la même démarche que celle de la pensée critique. Le fait de pouvoir utiliser des choses de l’extérieur pour y réfléchir, pour développer la pensée critique qui nous appartient, c’est encore plus important aujourd’hui , cela relève de l’urgence.

Quel est le lien avec les créations de Daniel Berset qui sont disposées à l’étage ?
Il y a un hommage et un lien avec la Ville de Genève, mais c’est aussi le fait qu’il a développé notamment avec la série IKEA exactement le contraire de ce qu’a fait Enzo Mari. L’artiste a pris comme point de départ la chaise iconique IKEA, celle que l’on connaît bien. Il a commencé à réfléchir sur l’objet qui vient de l’industrie pour l’élaborer de manière artistique et critique. Là, on voit que l’artiste intervient de manière totalement différente de ce qu’a fait Enzo Mari, mais avec une démarche critique, personnalisée, qui concerne un filtre qui a été donné par l’artiste lui-même. Pour moi c’était très important de l’avoir ici, tant pour la démarche qu’il a utilisée que pour son lien avec la ville.

IKEA, Daniel Berset, 2008. Photo Jacques Magnol.

Le prototype de la chaise de Daniel Berset est celui qu’il a développé dans le projet Broken Chair, la sculpture qui se trouve sur la place des Nations.
Exactement. La chaise est un symbole de pouvoir et aussi le signe de la place de l’individu. Un rapport avec la littérature est aussi présent, pensons au poème Les Assis d‘Arthur Rimbaud dans lequel le poète fait référence aux fonctionnaires rivés à leur chaise. C’est aussi l’objet que l’on utilise quand on est très fatigué.
C’est incroyable comme la chaise en soi a ce pouvoir d’être objet, mais, en même temps, un symbole et évocatrice d’une histoire qui peut être très personnelle, parfois c’est une histoire universelle comme on l’a vu avec Broken Chair, par exemple.

 

Daniel Berset, sculptures, de 2006 à 2014. Photo Jacques Magnol.

 

Concours – Exposition “La Chaise”
Commissariat Eleonora Pimponi

Du 11 janvier au 10 mars 2022.
Finissage et remise des prix du concours, 10 mars à 18h.

Association pour le Patrimoine Industriel
25 rue du Vuache. Genève

* Mise à jour, 19 mars 2022 : voir les noms des artistes sélcetionnés par le jury page suivante.

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