« Elemental » (détails en bas de page) © James Turrell. Photo J. Magnol.
La galerie Pace a transformé son espace genevois pour présenter l’installation de James Turrell « Elemental ». Un travail avec la lumière même qui conduit certains spectateurs à ressentir une légère sensation de folie.
Depuis 1967, James Turrell crée des installations dans lesquelles il étudie le phénomène de la lumière et de l’espace. L’œuvre est constituée d’un espace lumineux créé dans une pièce obscure où ni les formes ni les volumes ne sont prédéterminés dans le but de libérer le spectateur de ses notions habituelles de perception. Dans cette mise en situation qui, en pratique, requiert un délai minimum de quinze minutes d’observation, l’espace nous apparaît «non dimensionnel», purement virtuel et totalement «inspiré» par la lumière. L’approche peut déconcerter par l’effort d’adaptation et de disponibilité sensorielle qu’elle demande et l’on pourrait ajouter que notre perception de la vibration particulière de l’espace variera selon les distances que l’on voudra, ou pourra prendre par rapport à nos notions conceptuelles habituelles.
« Mon art, explique James Turrell, est en rapport avec la lumière elle-même. Ce n’est pas le vecteur d’une révélation; c’est la révélation. Je réalise des espaces qui ne nous sont pas totalement inconnus, qui ressemblent à de espaces de rêve; quand vous regardez à l’intérieur, les règles semblent différentes de celles qui régissent l’espace dans lequel vous évoluez. (1) »
« Elemental » (détails en bas de page) © James Turrell. Photo J. Magnol.
Pour la description, les espaces de Turrell n’ont aucun caractère de référence. Ils ne présentent et ne représentent rien; ces lieux de perception sont à expérimenter sur les lieux où ils sont installés. Face à la source lumineuse, le spectateur distrait, déçu après un coup-d’œil trop rapide, décide qu’il n’y a rien à voir et circule. Il a en ce sens raison puisque tout est à percevoir, et différemment selon sa position du spectateur dans la pièce: selon qu’il se tiendra plus ou moins éloigné de la source lumineuse, il considérera autrement la structure de la pièce, jusqu’à l’abstraire totalement; il perdra ensuite progressivement la notion des trois dimensions pour se trouver dans un espace indéfini, ou d’autant plus infini que son champ visuel n’embrassera plus que l’espace de lumière. La notion de forme prend ainsi chez Turrell une fonction très secondaire. Le phénomène est totalement étranger à ce que l’on range généralement dans le tiroir de l’illusion, la lumière n’est pas un média, c’est l’œuvre elle-même dont la densité mystique ne peut nous échapper.
Le spectateur cherche à comprendre mais perd toute notion de l’espace et n’arrive pas à repérer les limites de cet espace. « Certains témoignages de spectateurs disent ressentir une légère sensation de folie en ces lieux. Georges Didi-Huberman explique ce phénomène de création d’une impression de couleur illimitée. Turrell créé un “objet” fait de très peu d’éléments qui viennent perturber la perception des spectateurs, un désert de couleur dans un espace limité. On perd notre capacité de déterminer ce qui est proche et ce qui est lointain. La pièce nous invite à nous rapprocher pour sentir ce trouble, car avant de rentrer dans l’espace nous voyons déjà cette absence de limites. Le spectateur est piégé dans un “lieu de couleur” lorsqu’il franchit la limite des deux pans de mur. Turrell joue sur le lointain et le proche, la mise à distance du spectateur et sa perdition de sens. (2)»
Des Impressionnistes, qui représentaient la couleur du sujet tel qu’il était éclairé, à Dan Flavin qui utilise la lumière produite par des appareils lumineux, la lumière est dans les deux cas, soit l’objet de la peinture, soit le moyen de représentation. Depuis 1970, plusieurs artistes travaillent avec des tubes de néon ou fluorescents, dont les tenants du Minimalisme tels Robert Morris ou Dan Flavin; la démarche de Turrell ne se limite pas au dialogue avec l’espace cher à la théorie minimaliste. Il se distingue tout autant de Rothko, Ad. Reinhardt ou Barnett Newman, dont l’usage de la couleur est en relation directe avec l’espace défini par le cadre ou celui créé, ou induit, dans son environnement immédiat.
La préoccupation profonde de James Turrell est celle de la valeur absolue de la lumière en tant qu’énergie, substance spatiale et mentale, indépendante des formes objectives : « Il est important de comprendre que mon travail n’a pas de représentation. Il n’y a rien à l’intérieur: ni image, ni design. Absolument rien. Il n’y a jamais rien eu et il n’y aura jamais rien. Ce n’est pas un art de substitution. Ce n’est pas l’absence de réflexion, c’est l’absence de réflexion avec des mots. C’est ce stade absolu, cette qualité que je désire atteindre. »
Jacques Magnol
James Turrell: Elemental
25 février – 14 mai, 2022
Pace Gallery
Quai des Bergues, 15–17 Genève
Détail de l’installation : « Elemental» , Wide Rectangular Curved Glass, 2021, LED light, etched glass and shallow space, 182.9 × 304.8 cm, Runtime: 2 hours 30 minutes © James Turrell.
Réf. :
(1) James Turrell, Pojection Pieces, catalogue, 1990.
(2) Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Editions de Minuit, 2001.