Résistance: le 24 juin 2011, un collectif d’une centaine d’artistes, organisateurs et sympathisants néerlandais ont payé plus de 20’000 $ pour placer cette annonce dans le New York Times afin d’attirer l’attention sur les « horribles » coupes dans le budget de la culture de leur pays.
A Genève, l’annonce des prévisions de réduction du soutien à la culture indépendante par la commission des finances dans le cadre du budget 2013 du Canton de Genève a suscité de très nombreuses réactions dans … les couloirs. De débat, de propositions, point.
Il est urgent d’attendre
Il aura fallu près de quinze jours pour que le Le Rassemblement des artistes et acteurs culturels (RAAC) s’émeuve dans un bref communiqué adressé à ses membres qui leur conseillait toutefois d’attendre « nous pensons qu’il est trop tôt pour agir ouvertement et publiquement. » Selon de bonnes sources, le RAAC se soumettait ainsi au mot d’ordre lancé par le conseiller d’Etat Charles Beer qui redouterait d’indisposer les ténors de la droite. Le mouvement des artistes ne peut risquer de déplaire au conseiller d’Etat qui lui a promis une place de choix dans la nouvelle configuration prévue la loi sur la culture en préparation.
Malgré l’énergie démontrée dans les couloirs, le milieu artistique s’est plié à la consigne et c’est en vain que l’on cherchera trace dans les gazettes d’un quelconque débat sur la nécessité de soutenir la création, ou d’opinions des brillants penseurs qui dirigent la scène locale. Bien au contraire, plusieurs ténors de ces institutions n’hésitent pas à accabler la création indépendante qui serait entretenue trop généreusement. En ces temps que l’on dit incertains, il ne faut s’aliéner aucune faveur à long terme, ni faire preuve d’initiative, l’objectif est d’avoir bonne allure, standard, dans l’attente. Le budget n’est de loin pas le seul exemple, en mars 2012, lorsque Pius Knüsel a posé les vraies questions avec «Kulturinfarkt», le milieu est aussi resté coi: sujet culturel d’intérêt majeur traité dans un journal national : zéro commentaire.
Quand deux artistes tentent de réveiller l’opinion
Deux acteurs culturels d’importance ont néanmoins immédiatement bataillé à propos de la nature des arguments à opposer aux velléités de coupe dans le budget cantonal. Le chorégraphe Gilles Jobin a souligné les conséquences économiques de telles décisions: « Dans une ville comme Genève ou 20% de son budget par vers la culture, cela signifie que c’est un pan important de l’activité économique qui est décimée. »
Le metteur en scène et co-responsable du Galpon Gabriel Alvarez relativise l’argument économique : « Il faut arrêter de penser qu’avec des arguments économiques, libéraux, on arrêtera des décisions politiques », poursuivant : « Je trouve qu’invoquer des chiffres et des statistiques économiques est peu efficace pour défendre une activité sociale comme l’art et la culture, dans un système ou l’économique et les chiffres tendent à nous cacher la réalité.» (v. le commentaire).
Gilles Jobin prône un discours plus argumenté: « Avec des discours exclusivement poétiques, sans « hard facts » on ne fait que répandre l’idée d’une culture un peu molle … lire ) Est ce que mes arguments « économiques » ne sont pas « mobilisables » pour la cause? Je n’ai pas peur des chiffres, et je sais aussi défendre si nécessaire une culture auto-gérée, alternative et dont le box office n’est pas l’enjeu. » (v. le commentaire).
La Commission culturelle du Parti socialiste genevois réagit
Trois semaines plus tard, pour le moins étonnés du silence des acteurs culturels, les membres de la Commission culturelle du Parti socialiste genevois ont initié une pétition « Non aux coupes dans le budget culturel du Canton de Genève »qui a recueilli plus de 1500 signatures en quelques jours . Les signataires appellent les élu-e-s à:
– réaffirmer que la confiance et le dialogue entre le Canton et les acteurs culturels constituent un enjeu prioritaire ;
– reconnaître que l’action culturelle fait partie des missions essentielles du Canton, et que des moyens appropriés doivent être dévolus à cela:
– et par conséquent renoncer à toute réduction du budget culturel.
Le rayonnement international de la culture est pris en considération
Lorsqu’au Conseil des Etats il est question de débattre des moyens nécessaires au développement du secteur culturel, ce sont les arguments économiques qui sont avancés. Le plus récent exercice date de l’année 2009 quand six parlementaires, Luc Recordon, Cramer Robert, Claude Janiak, Liliane Maury Pasquier, Gisèle Ory, Géraldine Savary, ont déposé la motion « Soutien à la culture dans le contexte de la crise économique qui s’annonce ».
Il s’agissait « d’examiner toutes les manières de favoriser les diverses branches de la culture, qui sont d’un enrichissement considérable pour la prospérité du pays au sens le plus large, y compris en tenant compte de l’effet de levier de la culture sur une consommation intérieure digne d’intérêt et sur le tourisme. Les secteurs concernés sont les plus variés: cinéma, théâtre, écriture, danse, musique, beaux-arts, photographie, édition et impression, etc. On mentionnera aussi l’effet favorable sur les conditions de vie souvent précaires des artistes et autres personnes actives dans le domaine culturel. Le rayonnement international de notre culture sera lui aussi pris en considération à cette occasion ».
A l’appui de cette motion, Luc Recordon citait des chiffres évocateurs : « La culture, je crois que l’on n’en a pas assez conscience, est un secteur économique extrêmement important: non seulement elle présente un aspect proprement culturel, mais aussi elle doit être prise en considération dans une perspective conjoncturelle. On ne sait pas, en général, qu’elle représente plus de 4 pour cent du produit intérieur brut. (…)¨En termes d’emplois, si vous tenez compte des acteurs de la culture, non seulement des artistes proprement dits mais également de tous ceux qui concourent à faire marcher le secteur culturel sur le plan technique et administratif, il semble que l’on doive compter une centaine de milliers d’emplois. Ces chiffres qui ont été publiés semblent reconnus. C’est donc un secteur qui représente en termes d’emplois à peu près autant que le secteur financier ». (Lire l’intervention dans les procès-verbaux du Conseil national et du Conseil des Etats).
« Jamais la culture ne s’est aussi bien portée qu’à notre époque. Et jamais la création n’a davantage souffert » remarquait Christian Delacampagne, l’enjeu actuel le confirme. L’argument économique embarrasse ceux qui craignent que cette argumentation conduise à l’avenir à ne considérer la culture qu’en fonction de son rendement économique, toutes les positions peuvent se révéler complémentaires et mériteraient d’être débattues.
Jacques Magnol
Lire :
– Genève: Le Grand Conseil vise de nouveau la culture. Article et commentaires. Genèveactive.
– Do not enter the Netherlands, cultural meltdown in progress. Dutch Daily News. Voir l‘annonce.
Je vous propose à la lecture cet article paru dans le Monde Diplomatique. Je crois qu’il peut ouvrir un autre angle dans les débats pour s’opposer aux coupes budgétaires. Gabriel Alvarez.
A quoi sert l’art ?
par Evelyne Pieiller, février 2011
Platon, en décrivant sa cité idéale, demande que les poètes en soient exclus, à cause de leur regrettable aptitude à susciter l’émotion plutôt qu’à fortifier la raison. Jean-Jacques Rousseau, théoricien du prérévolutionnaire Contrat social, approuve, dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, l’interdiction du théâtre à Genève et recommande la disparition de cet art corrupteur « qui excite les âmes perfides ».
Il s’agit, dans les deux cas, de subordonner le rôle de l’art à son utilité, politique ou morale. Aujourd’hui, ces propos sembleraient sans doute brutalement réactionnaires : qui pourrait remettre en cause la pure autonomie de l’art, comment accepter que des critères autres qu’artistiques fondent la valeur de l’œuvre ? Juger l’art en fonction de son message, de ses vertus sociales, ce serait non seulement courir le risque de le priver de sa liberté essentielle, mais plus profondément le dénaturer : l’art n’a définitivement pas de comptes à rendre, sinon à lui-même.
Le débat paraît clos, il ne l’est évidemment pas : au-delà de la censure sporadiquement réclamée pour atteinte à des croyances, aux bonnes mœurs, etc., le questionnement sur le rôle de l’art demeure, dilué dans les demandes faites aux institutions « culturelles », censées justifier leurs subventions notamment, hier, par leur contribution à l’émancipation démocratique et, aujourd’hui, par leur action sur le « lien social », quoi qu’on entende par là. Position « élitiste » ou position « populiste » ? L’art pour l’art, ou l’art pour l’autre ? Ce seraient là les seuls choix possibles. Il n’est pourtant pas certain que cette évidence binaire ne relève pas de la construction historique, de l’affrontement idéologique, plutôt que d’une logique incontestable.
La controverse qui, autour de l’œuvre de Gustave Courbet, a vu le jeune Emile Zola s’opposer à l’ouvrage (posthume) de Pierre-Joseph Proudhon est extrêmement éclairante. Proudhon est sollicité par Courbet pour écrire le texte d’un de ses catalogues d’exposition (1). Courbet est alors fêté et honni pour avoir encanaillé l’art : trop « réaliste », « matérialiste en art », selon l’expression de Louis Aragon. Proudhon entreprend de définir ce que sont l’art et l’artiste véritables. Il est intrépide. Il balaie l’opposition entre réalisme et idéalisme, en affirmant qu’il est impossible de séparer le réel de l’idéal, l’objet du regard qui lui donne sens. Et précise que l’artiste « est appelé à concourir à la création du monde social », en offrant une représentation idéaliste de la nature et de l’homme, « en vue du perfectionnement physique, intellectuel et moral de l’humanité, de sa justification par elle-même, et finalement de sa glorification (2). » C’est au nom du socialisme révolutionnaire qu’il peut sereinement affirmer que l’art pour l’art n’est rien. La beauté rêvée par les artistes a pour mission d’embellir l’homme, et le talent n’est jamais le propre d’un individu mais « le produit de l’intelligence universelle et d’une science générale accumulée par une multitude de maîtres, et moyennant le secours d’une multitude d’industries inférieures (3) ». Et l’artiste, s’il a des qualités différentes, n’est en rien supérieur à l’ouvrier. Evidemment, c’est saisissant.
La réplique de Zola est arrogante, percutante, et sans doute davantage en résonance avec notre air du temps : « Notre idéal à nous, ce sont nos amours et nos émotions (4) », ce sont l’originalité, la libre expression d’une personnalité qui importent, et non leur utilité. Théophile Gautier déjà avait rappelé, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, qu’« il n’y a rien de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien — l’endroit le plus utile dans une maison, ce sont les latrines »…
Resterait à définir en quoi l’originalité serait une vertu artistique. Zola l’esquisse, en soulignant que la peinture ne se réduit pas à son sujet. Mais c’est ici d’abord l’individualisme qu’il salue, en cette fin du XIXe siècle qui voit s’épanouir le capitalisme, les valeurs bourgeoises et la crainte des masses. Pourtant, lorsqu’il déclare qu’en tant qu’artiste il va « vivre tout haut », qu’affirme-t-il ? Le droit flamboyant à la singularité, qui légitimerait l’art, contre l’égalitarisme, ou bien la secrète utilité de la cristallisation d’une vie rendant sensibles les tristesses et les grandeurs possibles ? Est-ce là un antagonisme absolu, ou l’œuvre même ne peut-elle de fait dépasser cette contradiction, quelles que soient les affirmations de son auteur ? Car, comme le disait Charles Baudelaire, toute esthétique est toujours une morale et une politique — vision du monde et hiérarchie des valeurs…
Evelyne Pieiller
(1) Noël Barbe et Hervé Touboul (sous la dir. de ), Courbet-Proudhon, l’art et le peuple, Editions du Sekoya, Besançon, 2010, 131 pages, 24 euros.
(2) Pierre-Joseph Proudhon, « Du principe de l’art et de sa destination sociale (extraits) », dans Emile Zola, Pierre-Joseph Proudhon, Controverse sur Courbet et l’utilité sociale de l’art, Mille et une nuits, Paris, 2011, 175 pages, 4,50 euros.
(3) Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Le Livre de poche, Paris, 2009, 448 pages, 7,50 euros.
(4) Emile Zola, Pierre-Joseph Proudhon, op. cit.