Qu’allait faire Henri Dunant à  Solférino ?

 Bataille de Solferino

Bataille de Solferino, auteur inconnu, 1859, Museo del Risorgimento (Turin)

Les accidents sont parfois à  l’origine de découvertes qui changent le destin de millions d’êtres humains.  Il y a par exemple ce genevois de 31 ans, Henri Dunant,  en quête d’une signature impériale, qui découvre au Piémont l’horreur de la guerre et en déduit les principes de la Croix-Rouge. Mais qu’allait-il donc faire dans cette sanglante galère ? Rien ne l’y préparait, et surtout pas la chose militaire. C’était le 24 juin 1859,  il y a 150 ans

Jean-Jacques Kurz, ancien délégué du CICR, parle des soins donnés (ou non) aux blessés de la bataille.

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Bourgeois, protestants et bienfaisants

La famille Dunant où naît le petit Jean-Henri (aîné de cinq enfants) le 8 mai 1828 habite au 12 de la rue Verdaine à  Genève. Le père Jean-Jacques est commerçant, la mère Antoinette née Colladon est la fille du directeur de l’hôpital. Chez ces bons bourgeois tout empreints de calvinisme, tenir un rôle social est un devoir moral. Papa vient au secours des orphelins et aide les anciens criminels,  maman se dévoue pour les pauvres et les malades.  Ils ont les moyens de partir en famille découvrir la Méditerranée, voyage dont profite le père pour visiter le bagne de Toulon où sont détenus des hommes originaires de Genève; il prend avec lui Henri, qui a six ans et se trouve bouleversé par les conditions de détention qu’il découvre – se jurant de sauver les bagnards.

Henri Dunant se distingue tôt par sa ferveur religieuse. Il  s’engage dans une église évangélique,  lit régulièrement la Bible et ne manque aucun des sermons délivrés par le pasteur Gaussen à  la chapelle de l’Oratoire ( où prêcha Calvin ).  Mais sa foi reste dans le droit fil de ce qu’il a appris en famille :  elle doit se traduire par des actes et des gestes de soutien tant matériel que moral. Et si on se regroupe pour fédérer les moyens et les énergies, c’est encore mieux.

Un vrai cancre

Voilà  qui est bel et bon, mais il s’agit de terminer des études secondaires pour  être ” quelqu’un” .  Echec.  Inscrit au Collège Calvin,  Dunant est un collégien qui patauge en dessous de la moyenne. En 1846, son père est convoqué dans le bureau du directeur, où se trouve aussi le maître de classe de Henri. Non seulement ce garçon a du doubler sa dernière classe, mais en plus ses notes plafonnent à  2 sur 8 !  Pour un doublard … Le jeune Jean-Henri Dunant est simplement viré du Collège Calvin.

Choc et embarras pour les parents : que faire de ce gaillard de 18 ans ?  L’oisiveté étant la mère de tous les vices – sagesse populaire dixit -  on imagine que son père l’a occupé ici et là  dans son commerce. On sait qu’Henri s’est aussi occupé tout seul. Religion et action sociale encore.  Il visite les détenus de la prison de l’Evêché au pied de la Cathédrale,  organise les ”Réunions du jeudi” avec lecture de Bible et assistance aux pauvres et aux malades. Une constante chez ce cancre avéré : recruter, structurer, codifier. Tiens donc …

Mais tout celà  ne vous donne pas ce qu’on appelle ” une situation”.  Le papa trouve enfin la solution, et en 1849 Henri Dunant entre en apprentissage pour trois ans chez les banquiers Lullin & Sautter . Employé de banque, à  Genève ça c’est honorable et présentable dans un milieu bourgeois.
portrait

Henri Dunant, 1828-1910

Homme d’affaires

Bon apprentissage, où Dunant découvre les mécanismes de l’investissement et se laisse séduire par les perspectives exotiques des entreprises coloniales. En 1853 il est envoyé par la ” Compagnie genevoise des colonies suisses”  pour une mission en Kabylie, Tunisie et…Sicile. Dunant parvient à  peine à  atteindre les objectifs de sa mission, mais ses mandataires sont satisfaits. Dans la foulée, Dunant écrit et publie une ”Notice sur la Régence de Tunis” qui le fera connaître dans quelques cercles scientifiques.  Utile.

Voilà  qui donne à  Henri Dunant de l’appétit. En 1856, il fonde une société coloniale après avoir obtenu une concession de terres en Algérie. Il a trouvé des investisseurs à  Genève, il est à  la tête de sa propre société. En 1858  la ” Société financière des Moulins de Mons-Djémila ”  a construit ses moulins, mais ils ne tournent pas. Pour faire tourner les moulins, il y a juste à  côté une chute d’eau idéale. Mais elle est située sur une autre concession, et l’autorisation d’exploiter cette chute dépend alors de l’administration coloniale française.

Pour pouvoir faire tourner ses moulins, Dunant va se battre pendant plus d’une année.  Les lois et règlements sont vagues – quand ils existent. Tout dépend du bon vouloir de l’administration, de ses sous-chefs, chefs ou autre instance de la métropole. La force de l’eau est à  deux pas, mais hors de portée de Dunant.  Les investisseurs s’impatientent. Pour faciliter les choses, à  tout hasard Henri Dunant prend la nationalité française à  Culoz en 1858; autant être citoyen de la puissance coloniale …  Mais rien ne bouge.  Dunant en conclut que seule une signature de l’Empereur Napoléon III lui permettra de sortir de l’impasse.

La course à  l’Empereur

Avant de se lancer, il prépare son terrain : Dunant écrit d’abord un dithyrambe de l’empereur, afin de se faire bien voir. Mais les choses se compliquent, Napoléon III étant parti avec son armée pour guerroyer en Lombardie.  Les Autrichiens occupent une grande partie du nord de l’Italie, et il s’agit de les en chasser avec l’aide des alliés Piémontais.  L’empereur a installé son quartier général dans la petite ville de Solférino, près du lac de Garde,  et Dunant y fonce. Il y a certes les traces de la guerre, mais la seule chose qui compte pour Dunant est ce feu vert impérial pour utiliser la chute d’eau qui fera tourner ses moulins en Algérie.

Au soir du 24 juin 1859 il arrive enfin à  Castiglione delle Stiviere, village tout proche de Solférino. Pendant la journée,  une bataille férocement enragée a opposé les troupes autrichiennes aux franco-piémontaises. Sur le champ de bataille de Solférino restent encore quelque 38’000 morts et blessés. La nuit va tomber sur les hurlements de douleur, les cris d’agonie, le sang et la boue mêlés, les cadavres d’hommes et de chevaux tombés pêle-mêle. Et il n’y a absolument personne pour porter le moindre secours à  ces milliers de malheureux.

Totalement bouleversé par cet effroyable spectacle, Dunant en oublie complètement l’Empereur et les moulins d’Algérie. Il est confronté à  une urgence absolue, et il va y répondre. Sa vie, en fait, vient de basculer; mais il n’a pas le temps de s’en rendre compte.

bataille, tableau

Le 24 juin 1859, durant la campagne d’Italie, les troupes de Napoléon III défont les forces austro-hongroises à  la bataille de Solférino, tandis que les troupes piémontaises de Victor Emmanuel II l’emportent sur les Autrichiens à  San Martino, non loin de Brescia. Ill. : Felice Cerruti-Bauduc, Bataille de Solférino et de San Martino, 1859. Musée national du Risorgimento, Turin.

Tout se met en place

A Castiglione, toutes les pièces du puzzle Henri Dunant d’un coup tombent en place.  L’altruisme et la compassion ne sont rien sans actes charitables – il faut agir. Par nature, Dunant sent le besoin de rassembler, structurer, codifier. Un vrai catalyseur.  Et ce soir-là , le puzzle se met en mouvement.

Dunant a vite fait de recruter des volontaires dans la population. De faire transporter et rassembler dans la Chiesa Maggiore environ 500 blessés : un hôpital de campagne improvisé. D’obtenir des officiers français que les médecins autrichiens prisonniers puissent soigner les blessés – TOUS les blessés. De faire venir du matériel de secours – à  ses frais. De recruter et faire venir d’autres volontaires. D’ouvrir aux alentours d’autres hôpitaux improvisés. De lui-même soulager comme il peut avec ce qu’il a : des compresses d’eau froide.

Le total mépris des armées pour leurs propres blessés et,  pire encore, pour ceux de l’adversaire; l’inexistence de services de secours organisés et équipés ( il y avait plus de vétérinaires pour les chevaux que de chirurgiens pour les soldats ) ; la totale incurie et l’irresponsabilité des états-majors face aux pertes humaines qu’ils engendraient eux-mêmes -  Dunant à  Solférino en a vu les conséquences.

On connaît la suite : il faudra à  Dunant  3 ans pour se remettre du choc psychologique, écrire et publier son témoignage. Surtout pour y énoncer ses propositions pour limiter le carnage, qui sont les principes fondateurs de la Croix-Rouge.  Le livre s’intitule  ”Un souvenir de Solférino” .

Tout s’est mis en place le 24 juin 1859,  il y a 150 ans.
Jean-Jacques Kurz

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