Petits arrangements avec les morts et les vivants

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De beaux lendemains. © Pascal Chantier.

Russell Banks est un écrivain qui sait se faire le sismographe hors pair des fractures travaillant les communautés. Il met à nu les contradictions et les souffrances des individus avec une grande justesse expressive. Dans son roman, De beaux lendemains, adapté pour la scène avec retenue et sensibilité atmosphérique par le Français Emmanuel Meirieu, un accident de car scolaire et son impossible clinique du deuil déchirent le fragile voile qui enveloppe le quotidien d’une petite bourgade perdue dans l’immensité du paysage.

 

A chacun sa vérité et ses ombres

Comme derrière un tulle vaporeux alors que la neige semble tomber, un père, un avocat et deux rescapées du drame qui coûta la vie à quatorze enfants, dénudent la face sombre d’une humanité sans pardon, inconsolée. Au-delà de la douleur, chaque personnage ne semble pister que son intérêt par delà les disparus. Un matin, le bus de ramassage scolaire glisse sur la neige. Vitesse excessive ? Faute d’inattention ? Conditions climatiques diminuant nettement la visibilité ? Des témoins se succèdent pour dire leurs vérités de manière cinématique en cinq plans séquences. Par les enchâssements des récits, en parcourant les chassés-croisés des personnages, il s’agit de pister un trait d’union originel et enfoui, la cause première de connexions si étranges, une réponse acceptable, mais souvent impossible aux multiples développements des multiples « pourquoi ? ». Ainsi l’adaptation théâtrale préserve-t-elle la dimension chorale du roman est composé de quatre témoignages dont l’adresse fait le choix de la première personne. Deux survivantes, la conductrice du bus (Evelyne Didi) et une adolescente meurtrie dans l’accident (Vanessa Guide). Cette dernière semble employer le temps qui lui reste clouée sur son fauteuil roulant à régler quelques comptes avec les vivants. Il y a aussi un père endeuillé (Jérôme Derre) et hanté par la mort de ses deux enfants, un avocat new yorkais (Redjep Mitrovitsa) qui veut défendre les parents des victimes et se confronte sur place avec des personnes qui ne se laissent pas si aisément embarquer dans un storytelling pénal avec dédommagements à la clé.

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De beaux lendemains. © Pascal Chantier.

En 1999, le cinéaste Atom Egoyan obtient le Prix de la mise en scène à Cannes pour sa version cinématographique du roman dont l’auteur apparaît en caméo dans le rôle d’un médecin. Le film est ample et mystérieux, parfois trop littéral en ses mouvements de caméra passant de la terre au ciel. De manière un brin compassée et avec Ian Holm dans le rôle de l’avocat, il interroge l’idée de communauté, le lien social et l’état d’enfance et son état de témoin et de mortel. Son abord est fort différent de celui du metteur en scène et dramaturge français Emmanuel Meirieu. Le réalisateur fait de Nicole, la survivante handicapée, la figure pivot du film. Abusée autrefois par son père, manipulée par un avocat qui dicte le sens de l’histoire, la jeune fille fait alors le choix d’un témoignage erroné mettant en cause la conductrice du car, sans preuve matérielle, mais sur la base du seul témoignage visuel qui ouvre à tous les abus. Le dispositif est néanmoins au cœur de la justice américaine, débouchant sur de nombreuses condamnations infondées et des révisions de procès, comme l’a parfaitement démontrée la photographe Taryn Simon dans sa série, Les Innocents. Pourquoi Nicole manipule-t-elle la réalité ? Sans doute pour s’émanciper de son statut de victime éternelle et supposée non agissante, refusant de disparaître aujourd’hui dans le récit imposé et souhaité par d’autres, comme hier dans un linceul d’eau glacée. Ce faisant, elle tourne le dos à une incertaine justice très intéressée, mais aussi à la communauté et à la cellule familiale. Démiurge, elle se réinvente ainsi une vie déjà singulièrement diminuée. Au cœur du film, l’avocat affronte aussi à distance sa fille junkie, Zoe, dont il apprend la séropositivité. Elle est jouée par la propre fille de l’écrivain, Caethran Banks.

Dans la pièce, Nicole est hémiplégique et chante une chanson de Radiohead, Exit Music. On entend alors : “Wake… from your sleep. The drying of your tears. Today we escape, we escape” (« Réveille… de ton sommeil. Sèche tes larmes. Aujourd’hui nous prenons la fuite… »). Visage livide, elle semble une morte vivante,  un fantôme ou une figure de fille maléfique tout droit sortie d’un film fantastique gothique. Dans la veine de Fragile signé Jaume Balaguero et son incroyable personnage de « fille mécanique », variante poétique, malade, des films de fantômes. Tant Balaguero au cinéma que Meirieu au théâtre polissent leur photographie parfois à l’excès pour rendre au mieux la froideur ouatée de leurs sujets. Et instaurer une puissance relationnelle, anxiogène entre les personnages et ce qui les entoure et les travaille. Le thème du monstre est d’ailleurs prégnant dans la pièce : « Le docteur, je l’appelais Docteur Frankenstein et il trouvait ça mignon. C’était pas mignon. Je l’appelais comme ça parce que j’avais l’impression d’être un monstre créé avec tous ces morceaux de corps. Et je me sentais aussi laide que lui. Et je comprenais pourquoi il s’en était pris à tous les villageois », relève Nicole.

Entre confession, méditation, autofiction, les personnages immergent lentement le spectateur au cœur du récit. Mais se souvenir, reconstituer, c’est aussi confier une parole à l’oubli. L’oubli se reconnait dans les yeux des enfants qui vont mourir. Sur le plateau, l’oubli traverse fugitivement les visages, à l’ombre desquels il figure l’origine de tout récit et scénarise les destins. Son murmure exprime le désir de chacun de retenir, saisir le vif et l’instant qui ne sont plus. Ainsi, pour partie « on ne crée pas avec la mémoire, mais avec l’oubli », comme le rappelle l’écrivain et poète français Bernard Noël. L’oubli est alors un espace d’inquiétude et d’étonnement qui « permet de dévisualiser les images afin de les envisager selon leur nature mentale. » Ce qu’évidemment tant l’écriture de Banks que la transposition par coupes de Meirieu rendent compte de manière peut-être ténue, en suggérant que l’on trouve dans l’oubli moins des souvenirs que des images en plan-séquences qui se font le vif de pièces rapportées à un procès fait à la vie communautaire, familiale et au réel, où tout ce qui s’intériorise change invariablement de nature.

Tôt, Russell Banks a développé une voix singulière, profondément immergée dans la culture d’une Amérique prolétaire, révélant la solitude et la détresse, et toujours attachée à sillonner les cicatrices et les gouffres dramatiques de l’existence. Un monde dur et froid couleur neige et dominé par le paysage. Il y au centre du récit un jeu malaisant, voire par instants ironique, avec la vérité, éminemment problématique. Cette dernière se tapit peut-être dans le faisceau intermittent des points de vue. Un quatuor de voix. La conductrice du bus survivante que tout accable. Un père dont les deux enfants sont morts dans le naufrage du bus jaune dans les flots glacés d’un lac. Un avocat aux motivations troubles et qui cherche à résoudre ses problèmes de conscience. Une jeune fille rescapée condamnée à la chaise roulante et aussi manipulatrice et sincère que peut lui permettre son habit de victime-écran.

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Publié dans théâtre