Petits arrangements avec les morts et les vivants

 

Le temps des victimes

L’auteur souligne avoir voulu écrire un roman dont le héros n’est pas seulement un personnage mais la communauté toute entière qui se trouve dans une situation d’impuissance relativement à tout imprévu. On y retrouve alors un jeu constant sur les modes narratifs. C’est donc aussi dans son questionnement sur l’écriture et les enjeux du roman que l’ouvrage tire sa puissance d’évocation. Or cette dimension d’interrogation sur l’écriture d’un récit, les sources, la construction d’une figure romanesque n’est pas prise en compte par l’adaptation théâtrale signée Emmanuel Meirieu. Qui aurait pu se souvenir que cette étude sur la question du personnage doublée d’une réflexion sur la fonction d’un héros et l’art de la fiction remonte à l’un des premiers romans de l’Américain, Hamilton Stark. A dessein, le frontispice de cet ouvrage cite le philosophe danois Kierkegaard : « L’individu possède une cohorte d’ombres, qui toutes lui ressemblent et ont pour l’instant une égale prétention à l’authenticité. »

La grande force, mais aussi la limite de la pièce qui aligne les monologues-mondes est de pointer comment le théâtre peut servir de matrice à la fabrication de représentations victimaires qui viennent faire écran, pour partie, aux manques et dysfonctionnements humains, intentionnel ou aléatoires qui produisent ou essaiment la détresse. Le théâtre se retrouve donc impliqué dans des logiques qui ne sont rien moins que celles du partage des sensibilités au regard du malheur et du bonheur Et du vrai et du faux, pour ce qui est de l’activité de témoignage. Mais aussi du juste et de l’injuste, dont les frontières semblent, à l’instar de la vérité et de ses virtualités sans cesse redessinées au fil des voix qui se succèdent à la barre du réel et de l’imaginaire.

Passé maître dans l’art de la suggestion visuelle grâce au verbe prolongé en arborescence kinesthésique par tout un champ de profondeur sonore, le metteur en scène Emmanuel Meirieu ne lésine pas sur la dimension lyrique, émotionnelle d’une partition musicale pour piano interprétée sur le vif. Elle tire d’ailleurs vers le cinéma fantastique, au péril parfois de réduire des sentiments profonds, erratiques, contradictoires à des effets sentimentalistes au cœur d’un paysage sonore diablement évocateur. « Dans tous mes spectacles, il existe une partition musicale qui a la même valeur qu’une bande originale de cinéma. Elle amplifie les émotions tout en balisant le récit. D’où une ambiance sonore très présente au fil du spectacle. Elle est faite aussi de cris d’enfants, de sirènes de camions de pompier. Comme spectateur, la dimension qui vient souvent à me manquer au théâtre est le son. J’ai besoin de musique et de soundesign pour raconter des histoires en insufflant sensations et émotions aux regardeurs. D’où le fait que l’on entend au micro la texture, le grain de la voix jusqu’en ses plus infimes détails. Et le souhait d’aller très loin dans le timbre, la chair de la voix et le son. Au piano solo, se joint un quatuor à cordes enregistré, ce qui amène de l’ampleur. La musique instille tant du spectacle que de l’émotion et du plaisir dessinant des échos aux états d’âme et rythmant le récit. » L’image cinéma est aussi convoquée prégnante, immense et diffuse dans sa projection. A l’instar de cette route bruineuse défilant devant le pare-brise d’un véhicule comme un ruban conduisant vers une pièce enquête de soi, dans la volonté de la mise en scène de nous projeter au cœur de nos questionnements et doutes les plus intimes.

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De beaux lendemains. © Pascal Chantier.

Dolores comme douleur

L’entame et le final de la transposition théâtrale de cette œuvre chorale transite par Dolores Driscoll (Evelyn Didi), conductrice de l’autobus scolaire dans un petit village de l’Est Américain. On perçoit par ce montage dramaturgique qu’elle est la pièce maîtresse de cette adaptation théâtrale. Elle vient dresser sobrement le tableau vivant du drame, et son ressenti confrontée aux enfants disparues d’alors qui la hante dans l’expression de stupeur effarée face à la mort qui vient: « Leurs visages aux yeux agrandis, leurs petits corps qui tourbillonnent, pendant que le bus quitte la route, que le ciel bascule, que le sol surgit devant nous. » Voici une vestale attendrie ou accompagnatrice bienveillante soulignant son professionnalisme et son expérience. Elle dépeint chaque enfant qui se trouve dans son véhicule, la neige sur la route, les arrêts du bus et son engloutissement dans les eaux gelées. Et d’abord ce grand coup de volant pour éviter un chien réel ou un halo aux contours incertains. « C’est un chien que j’ai vu, maintenant j’en suis presque sûre. C’était une tache un peu floue au milieu de la route. Il neigeait et dans la neige on voit parfois des choses qui existent pas et on risque de pas voir des choses qui existent vraiment. » Cet entre-deux, qui marque si fort le regard rétrospectif de la conductrice tragique participe d’un problème de conviction que rencontre nombre de personnages imaginés par Russel Banks au gré de ses romans. Pour Emmanuel Meirieu, « si Dolores Driscoll ouvre et scelle le récit en forme d’épilogue, c’est, en termes de structure narrative, la protagoniste principale de l’histoire. Elle revient à deux reprises sur le plateau en y inscrivant un parcours à travers ce duo de cartes à jouer.»

 

C’est arrivé près de chez nous

Comment ne pas songer ici à cet autocar belge broyé dans le tunnel de Sierre ? 28 personnes, dont 22 enfants âgés d’une douzaine d’années, ont ainsi trouvé la mort un soir de mars 2012. Plusieurs hypothèses provisoires de l’enquête aujourd’hui close ont mis en cause le chauffeur décédé, pour une erreur due à l’inattention. Mais rien n’a pu être retenu à ce jour contre l’homme. Dans le drame signé Banks, Dolorès Discroll, la solide conductrice expérimentée qui a survécu au bus mortifère doit faire face, résignée, à l’hostilité et au rejet de la communauté du village de Sam Dent murée dans son autisme victimaire, suite à un faux témoignage l’impliquant pour vitesse excessive.

« Pour nous, avant l’accident, il y avait la vie, la vraie vie, la vie réelle si moche qu’elle ait pu nous sembler, et rien de ce qui a suivi l’accident n’offre avec elle la moindre ressemblance. » Le romancier américain a l’intelligence de ne pas donner voie au protocole compassionnel. Il fait ainsi du père incestueux, un sensible fragile post-traumatique, sans que le détachement attentionné de ce qu’il est devenu face à la rescapée handicapée en chaise roulante n’estompe jamais l’image du violeur de sa fille qu’il a été. C’est la balance que Banks a souvent voulu maintenir chez ces personnages qu’il ne veut ni bons ni mauvais. Des protagonistes juste contradictoires, aux parcours ambigus qui les mènent droit vers des conclusions provisoires désenchantées.

Bertrand Tappolet

De beaux lendemains. Théâtre Forum Meyrin, 28 février et 1er mars. Rens : www.forum-meyrin.ch

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