Les femmes arrivent en tête aux Rencontres d’Arles 2022

Tables-rondes et conférences se succèdent à un rythme intense aux Rencontres d’Arles. Photo Jacques Magnol.

Le 4 juillet, les Rencontres d’Arles ont ouvert une 53e édition équilibrée entre photographie historique, contemporaine et émergente, entre pratiques plastiques, expérimentales et documentaires, dans des lieux institutionnels, industriels, historiques tels des anciens palais, des églises, des parcs, jusqu’à des friches et des entrepôts inutilisés. Les 40 expositions proposées sont regroupées autour de cinq grands thèmes : « Performer », « Expérimenter », « Emerger », « Explorer & Témoigner », et « Revisiter ».

Ombre et air frais bienvenus sous le brumisateur urbain à Croisière qui s’affiche comme un lieu voué à la culture, mais aussi comme un point de rendez-vous pour les Arlésiens et les visiteurs de la ville, un carrefour justement situé à l’angle des boulevards Emile-Combes et Victor-Hugo.

Christoph Wiesner, directeur des Rencontres d’Arles, ancien galeriste à Berlin avant d’être à la tête de Paris Photo, souligne le caractère révélateur de la photographie : « Comment nous faire voir ce qui nous crève les yeux, mais qui prend tant de temps à apparaître, comme si la révélation ne pouvait être qu’une naissance forcée ? La photographie, les photographes et les artistes qui s’en emparent sont là pour nous rappeler ce que nous ne voulons ni voir ni entendre. Pourtant, comme le rappelle Emanuele Coccia, « c’est donc au sensible, aux images que l’homme demande un témoignage radical sur son propre être, sa propre nature ».

Table-ronde avec Nathalie Herschdorfer, commissaire de l’exposition Un monde à guérir, Musée de la Croix-Rouge. Photo JM.

Les thèmes phares des Rencontres sont autant de rappels historiques et de révélations : le féminisme, notamment dans le rapport de la photographie à la performance avec le travail des artistes de l’avant-garde féministe, le rapport de l’humain avec la nature, la question du territoire et de la surexploitation de la nature. Comme pour enfoncer le clou de l’urgence, la question du réchauffement climatique s’est invitée brutalement au lancement des Rencontres de la photographie lors d’une longue coupure de courant qui a affecté le centre d’Arles le matin du jeudi 7 juillet, suite à un incendie.

Parmi les expositions les plus remarquées, il faut relever l’historique Une avant-garde féministe des années 1970, soit la réunion de plus de deux cents œuvres de soixante-et-onze femmes artistes de la collection Verbund à Vienne, jamais présentée en France. Suivent les photographes Noémie Goudal, Lukas Hoffmann, Lee Miller, Léa Habourdin, Mika Sperling, Julien Lombardi, Daniel Jack Lyons, et d’autres comme les lauréats du Prix Roederrer, l’exposition thématique Dress Code à la fondation Manuel (MRO), dont la trps politique et actuellissime Messagers du Détroit du Taiwanais Hsu Ching-Yuan.

 

Une avant-garde féministe des années 70

Orlan, Tentative pour sortir du cadre à visage découvert, 1966-2019,. Collection Verbund, Vienne. Image JM.

À travers cinq thématiques, l’exposition présente les travaux des premières artistes qui proposèrent une nouvelle « image de la femme », dénonçant le sexisme, les inégalités sociales et les structures du pouvoir patriarcal. S’il est ici question d’« une » avant-garde, c’est pour faire référence à la diversité des mouvements féministes, pensés selon une approche intersectionnelle, tenant compte des différents types de discriminations dont de nombreuses artistes ont été et sont encore la cible, en raison de leur race, de leur classe ou de leur genre.

La mise en scène, dans l’image ci-dessus, rappelle le tableau en trompe l’oeil Escapando de la critica (1874) de Père Borrell del Caso, qui représente un jeune homme s’échappant d’un cadre. Ainsi Orlan affirme qu’elle est prête à s’affranchir de la tradition artistique instaurée par les hommes et à écrire un nouveau chapitre de l’histoire de l’art du point de vue féminin. (cartel)
À la Mécanique Générale. Fondation Luma.

 

Noémie Goudal

Noémie Goudal, Image extraite de la vidéo Below the Deep South, 2021. Courtoisie de l’artiste et de la galerie Les filles du calvaire.

C’est autour de réflexions sur l’idée du « temps profond » (qui désigne l’histoire géologique de la planète), de la paléoclimatologie (l’étude des climats passés) et des relations géographiques, que s’articule le travail de Noémie Goudal, dont les séries de films complexes et performatifs et les images construites interrogent l’interconnexion entre l’humain et le non-humain.
Phoenix, Eglise des Trinitaires.

 

Lukas Hoffmann

Lukas Hoffmann, Evergreen. Lukas Hoffmann. Avenue Bronx River, New York (détail), 2016. Courtoisie de l’artiste.

L’exposition de Lukas Hoffmann réunit deux ensembles d’images prises à la chambre photographique, selon deux approches bien distinctes. Dans plusieurs polyptiques de grand format, la division de chacun des motifs sur différentes surfaces résulte d’une pratique précise et calculée : bien que le référent demeure reconnaissable, la rigueur de la composition conduit le sujet à s’effacer derrière sa représentation.
Evergreen. Monoprix, 1er étage.

 

Lee Miller

Lee Miller, Femmes accusées d’avoir collaboré avec les nazis, Rennes, France, 1944. © Lee Miller Archives, Angleterre, 2022.

L’exposition illustre le parcours de Lee Miller (1907–1977), trop souvent réduite à sa collaboration avec Man Ray, et ses liens étroits avec le mouvement surréaliste des années 1920. Entre 1932 et 1945, Lee Miller est à la fois portraitiste, photographe de mode, et photoreporter de guerre, et notamment reconnue pour ses images des camps de concentration allemands de Dachau et Buchenwald (1942–1945).
À l’Espace Van Gogh.

 

Léa Habourdin

Léa Habourdin. Images-forêts : des mondes en extension, anthotype, sauge guarani (calice des fleurs), 2021. Courtoisie de l’artiste.

Le travail de Léa Habourdin part d’un constat simple relaté dans la presse : les forêts primaires n’existent plus en France métropolitaine. Les forêts qui survivent sont celles qui n’ont pas subi de trop forte influence de l’homme au cours des dernières décennies. La photographe a passé deux ans à documenter ces lieux protégés. Elle a ensuite réalisé ses tirages en extrayant la chlorophylle photosensible de végétaux, et en utilisant des pigments de plantes fabriqués par un artisan. Ces tirages, des anthotypes, ont la particularité de ne pas résister à la lumière diurne, d’où la présentation de certaines oeuvres derrière des volets.
Images forêts: des mondes en extension, Croisière.

 

Mika Sperling

Mika Sperling. Découpages de mon grand-père que je ne veux pas regarder, 2021, série I Have Done Nothing Wrong. Courtoisie de l’artiste.

Comment briser un tabou familial et sociétal ? C’est la question que pose Mika Sperling dans Je n’ai rien fait de mal. Armée de sa vulnérabilité, portée par sa résilience, cultivant la conscience des faits pour en rejeter la violence, la photographe y évoque les crimes de son grand-père, dans trois ensembles complémentaires. D’abord, des images réalisées en collaboration avec sa fille, sur le chemin entre la maison de l’enfance et l’habitation du coupable. Ensuite, des photos de famille méticuleusement découpées. Enfin, un texte, scénario fictif entre un grand-père décédé et une artiste en quête de réponses. À travers cette recherche formelle, la photographe tente de se réconcilier avec son passé.
Mika Sperling a remporté le Prix du public, dans le cadre du prix Découverte Louis Roederer (voir plus bas).
Je n’ai rien fait de mal. Église des Frères-Prêcheurs.

 

Julien Lombardi

Julien Lombardi. Kauyumari, le cerf bleu, série La terre où est né le soleil, Mexique, 2017-2021. Courtoisie de l’artiste.

Enclavée dans une vallée désertique du centre du Mexique, Wirikuta est la terre des mythes fondateurs et de nombreuses divinités pour les Indiens Huichols. Chaque année, ils s’y rendent en pèlerinage pour honorer la naissance du soleil et du feu. Objet de convoitises et de nombreux récits, ce territoire riche en ressources naturelles et culturelles fascine depuis la conquête espagnole. Associant photographies, vidéos et installations, Julien Lombardi nous immerge dans les transformations et les sensibilités qui façonnent cette terre sacrée. Évoquant le réalisme fantastique, le photographe suggère que les outils de captation du réel peuvent être hybridés à des phénomènes invisibles pour expérimenter de nouvelles formes de récits.
La Terre où est né le Soleil. Croisière.

 

Daniel Jack Lyons

Daniel Jack Lyons. Eliza, juillet 2019, série Comme une rivière. Courtoisie de Loose Joints et de l’artiste.

Issu du champ de l’anthropologie sociale, connaissant les enjeux socio-politiques des représentations de l’Autre, Daniel Jack Lyons est un photographe soucieux de se réinventer. Comme une rivière est le résultat d’une invitation à rejoindre une Maison de la Jeunesse au Brésil, au cœur de la forêt amazonienne. Sur place, il rencontre des jeunes queer et trans partagé-e-s entre espoirs et désillusions, corseté-e-s par les traditions et les héritages, qui peinent à affirmer leurs différences au sein de leur communauté.
Daniel Jack Lyons propose de réaliser leurs portraits, en laissant ses modèles choisir le lieu de la séance, les tenues, et les poses, de sorte qu’ils construisent ensemble les images. Lui-même membre de la communauté LGBT, le photographe crée un espace sécurisant, ouvrant le champ des possibles quant à la représentation de soi.
Comme une rivière. Église des Frères-Prêcheurs.

 

Munem Wasif

Munem Wasif, Kheyal (2015-2018, captation). Courtoisie de l’artiste. Rencontres d’Arles.

Munem Wasif est né au Bangladesh en 1983. Son travail explore des questions sociales et politiques complexes avec un langage humaniste, en se rapprochant des gens, physiquement et psychologiquement. Il s’intéresse souvent au concept de « documents » et d’ « archives » et à leur influence sur le traitement de questions politiquement et géographiquement complexes.
Imagined documents. Ground Control, près de la gare.
Son dernier livre sur le vieux Dhaka a été publié par les Éditions Clémentine de la Féronnière.

 

Susan Meiselas & Marta Gentilucci

Susan Meiselas & Marta Gentilucci, extrait de la vidéo Cartographie du corps.

Cartographies du corps trace une carte de la peau et des gestes de femmes âgées, qui évoquent des vies engagées, encore pleines d’énergie et de beauté – une beauté qui provient de la superposition de leurs expériences. Susan Meiselas et Marta Gentilucci se sont associées pour capturer en images et en sons la force vitale qui habite ces corps, l’intensité de leurs vies passées, et l’espoir tenace de la vie restant à vivre, à l’encontre d’une représentation de la vieillesse comme l’absence d’opportunité, voire comme la maladie, la solitude et les privations.
Église Saint-Blaise.

 

Le Prix Découverte Louis Roederer 2022

Rahim Fortune, Billy et Minzly, série Je ne supporte pas de te voir pleurer, 2020. Courtoisie de Sasha Wolf Projects et de l’artiste.

La catégorie « Emerger » met en avant les 10 artistes sélectionnés pour le Prix Découverte Louis Roederer, dans le but d’exposer la scène émergente de la photographie. Pendant la semaine d’ouverture, un jury le décerne au lauréat et à la structure porteuse du projet à travers une acquisition d’un montant de 15.000 euros.
Le public décerne, quant à lui, le Prix du Public,  à travers une acquisition d’un montant de 5.000 euros. Le Prix 2022 a distingué Je n’ai rien fait de mal de Mika Sperling (voir plus haut).
Le Prix Découverte Louis Roederer 2022 a été décerné à Rahim Fortune. Je ne supporte pas de te voir pleurer débute avec le retour de Rahim Fortune au chevet de son père malade, et se poursuit malgré le poids du deuil, en même temps que le monde fait l’expérience de la pandémie, et les États-Unis celle du meurtre de George Floyd. Il s’agit d’un travail autobiographique nourri d’histoire, où se jouent la cicatrisation des blessures de l’auteur, et la réduction des fractures du pays. S’il s’inscrit dans la tradition documentaire, c’est dans le souci d’une redéfinition et d’une actualisation de l’image. Le jeune photographe puise dans le courage de la vulnérabilité pour écrire une œuvre intimiste, dans un dialogue permanent avec son entourage.
Église des Frères-Prêcheurs.

 

Dress Code – Fondation Manuel Rivera-Ortiz (MRO)

Benoît Feron, Sense of Identity, (détail) Courtoisie Fontation MRO © Benoît Feron.

Le programme Dress code relie une trentaine d’artistes proposant des regards singuliers sur l’identité et le vêtement dans le monde. Après la fonction protectrice, voir pudique, l’habit est représentatif d’aspect identitaire, il peut susciter le désir en sublimant le corps humain, par la parure, mais aussi être révélateur de codes et de normes. Les codes vestimentaires permettent une intégration à la société ou a contrario le rejet, l’émancipation mais aussi la revendication.

Symbole de la globalisation, la mode, lieu de subjectivation et de désubjectivation, d’intervention et d’aliénation, contribue à l’émancipation sociale et physique, cette évolution nous questionne pourquoi le vêtement est toujours au cœur de la problématique des identités. Mais l’habillement prend toujours le plis d’être le signi ant du sexe, de l’âge, du statut social, de la religion, de l’orientation sexuelle, des opinions politiques, de la richesse, de la « sous-cultures ». Tantôt parure, costume, habit de scène ou de culte, les vêtements représentent des identités singulières mais également collectives.
Fondation Manuel Rivera-Ortiz.

 

Hsu Ching-Yuan

Hsu Ching-Yuan, messagers du Détroit. Courtoisie Wu Yi-Hua, ©Hsu Ching-Yuan.

Messagers du Détroit présente trois séries d’œuvres de l’artiste taïwanais HSU Ching-Yuan: Statue de la Liberté, Océan Libre, et Le 6 Juin. Ces travaux, réalisés en 2020, font écho au thème de l’exposition Dress Code.
Les costumes des performeurs qui apparaissent dans les oeuvres affichent divers codes associés à des personnages conceptuels allégoriques et non des codes culturels attachés à une forme d’identité. Ces costumes et la nudité des personnages permettent à HSU de parodier un personnage métaphorique lors du processus de production d’une image monumentale qui se fige subitement.
Cependant, il ne s’agit pas seulement d’un portrait monumental statique, mais d’un procédé général d’auto-déconstruction des images: celui de la représentation de la liberté dans la société capitaliste pour illustrer le rapport contradictoire entre individuel et collectif, apparence et réalité, qui lui est propre.
Messagers du Détroit. Fondation Manuel Rivera-Ortiz, rue de la Calade, Arles.

Hsu Ching-Yuan, Messagers du Détroit. Visite guidée à la Fondation Manuel Rivera-Ortiz.

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