L’écriture théâtrale face au réel

breiviks_erklaerung
Breivik’s Statement de Milo Rau.

L’extrémiste et tueur de masse Anders Breivik, et son discours « justifiant » à ses yeux ses actes barbares et mortifères, le parcours d’un djihadiste européen, les liens problématiques au père et les voix du génocide rwandais, autant de réalités que l’homme de théâtre et cinéaste suisse Milo Rau interroge par le geste de témoigner entre l’intime (l’humain témoin de lui-même), l’Histoire et le social.

En se jouant des frontières entre médias artistiques et en mêlant Histoire, art, et politique, Milo Rau compose un théâtre du réel qui privilégie la réflexion et le débat avec le spectateur, l’explication, l’analyse et les regards croisés, la confrontation dialectique des vécus, sur l’information traitée par les médias souvent réduite à un storytelling superficiel. Sur scène comme à la télévision en coproduisant des docudrames avec des chaines TV. Ses transpositions sous forme théâtrale et de performance d’événements passés, et parfois de différents points de vue sur une réalité et des vécus comme expériences, questionnent nos rapports à l’actualité et à l’Histoire.

Que l’on songe au génocide rwandais dans Hate Radio (Radio Haine), ou aux arguments de l’accusation et de la défense dans les procès des Pussy Riot, ainsi que deux expositions d’art contemporain en Russie ayant fait l’objet de plaintes pour « atteintes à la dignité des croyants », et d’une procédure en justice (Les Procès de Moscou, mars 2013). Mais aussi aux propos d’Anders Breivik dans un plaidoyer lu à son procès (Le Discours de Breivik). Ces réalités appellent une mise en scène principalement discontinue en mettant l’accent sur la présentation plutôt que la représentation de l’instant, en laissant une durée se constituer.

Cet artiste bernois de 37 ans qui a fondé l’Institut international du crime politique ayant des succursales à Berlin, Cologne et Zurich déclare : « Relativement à la scène théâtrale européenne, je ne fais pas de “l’art pour l’art”. En essayant d’être en contact avec la société de mon temps, mon travail met en avant une forme de sociologie en actes et actions artistiques performatives. Cette sociologie artistique est immergée dans la société dans une démarche parfois proche de celle du journaliste et écrivain allemand Günter Wallraff dans Tête de turc (Ganz Unten). Du coup, si je choisis de réaliser une étude sur la boxe, peut-être pour une année faut-il devenir pugiliste. Loin de me considérer comme un metteur en scène, je travaille avec les acteurs en leur disant que c’est de leur totale responsabilité dans la manière de porter le projet. » Toutes proportions gardées, on pourrait ainsi envisager l’approche de Milo Rau comme partageant certains aspects d’immersion au cœur du réel, à la démarche d’investigation en infiltration, souvent la seule manière de révéler la vérité du journaliste allemand Günter Wallraff. Cet ancien libraire militant a profondément marqué les consciences avec son best-seller Tête de turc (1983) où il se transforme en manoeuvre turc pendant deux ans et demi pour un hallucinant périple au sein de l’exploitation et du racisme ordinaire. Mais aussi au détour de Parmi les perdants du meilleur des mondes, recueil de ses enquêtes en immersion en tant que SDF, employé de “call center” ou Noir. Ou de l’édifiant documentaire choc Noir sur blanc (2011) qui voit Günter Wallraff grimé en Somalien traversant l’Allemagne entre insultes, humiliations et violences physiques.

Un portrait de l’Europe : entre engagement extrémiste et relation au père

Au début de la pièce Les Guerres civiles (The Civil Wars), il y a le récit de l’égorgement d’un soldat de Bachar el-Assad par un djihadiste belge. Milo Rau explique avoir rencontré «les avocats, les familles de ceux qui sont partis en Syrie, la police secrète, et deux jeunes djihadistes belges avant d’infiltrer les milieux de l’extrême droite flamande pour y demander à d’anciens Waffen SS belges la raison de leur volontariat sur le front de l’Est.» Cette dernière piste de l’extrême droite n’a finalement pas été retenue. Il a alors oeuvré avec les acteurs à partir de leur histoire autobiographique sur des sujets proches : l’extrémisme, la folie, le néolibéralisme, la perte des traditions, le père manquant. L’image ayant suscité l’engagement du djihadiste belge évoqué a été la cruauté radicale des soldats du président Assad dirigée contre les civils, à une époque antérieure à celle qui a vu la montée en puissance de L’Etat islamique d’Irak et du Levant. Or, désormais, les djihadistes ont rejoint avec les exécutions visibles sur l’Internet les exactions du dictateur syrien en multipliant les tueries et «génocides». «Si l’idée du djihadiste se confond souvent aujourd’hui avec celle d’un pouvoir autoritaire et massacreur, il était lors de la création du spectacle associé, pour partie, à une forme d’avant-garde en lutte contre l’oppression. Le père du djihadiste évoqué dans le spectacle le comparait à un volontaire au sein des Brigades internationales lors de la Guerre d’Espagne», ajoute Milo Rau.

La pièce n’embraye néanmoins pas sur une méditation sur le « lavage de cerveau » des volontaires européens par des «prédicants salafistes». Ainsi dans le salon imaginaire du père du djihadiste, quatre comédiens belges et français se succèdent pour cadrer leur visage projeté en vidéo noir blanc faisant le biopic et l’anamnèse de leur lien à des pères démissionnaires, alcooliques, parfois violents ou mort dans l’enfance du fils. Le point tournant du spectacle est la scène reprise de la tchékhovienne Cerisaie. Elle confronte Ania, qui à dix-sept ans, veut croire à « une vérité et un bonheur supérieurs », à Trofimov. Ce dernier accuse l’intelligentsia de s’enfermer dans des rêves inconsistants sans consentir à l’effort, à l’étude et au travail. « Cette pièce est une description de l’Europe et révèle que nous vivons dans une maison construite par ceux qui ont toujours été nos esclaves. Or nous n’y sommes même pas heureux et si désireux d’en sortir. Mais avant de s’en échapper, nous devons payer le prix de notre passé, ce qui est impossible. Alors si tu peux, cherche les clefs et sors », relève Milo Rau.

La pièce fait aussi référence au film signé Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie. En creux, l’acteur Johann Lens témoigne du statut du son et du sens chez le cinéaste suisse. Sur le film, le critique Jean Collet écrit : « Apprendre à parler –ou à filmer-, c’est chercher au milieu du désordre et du bruit le mot inoubliable, l’image qui déchire le cœur et brûle notre âme. Voilà l’événement que célèbre Godard, voilà comment le calvaire du cinéaste… rencontre l’annonce faite à Marie : une parole insensée qui réconcilie la chair et l’esprit, le monde et Dieu ! » Aux yeux de Milo Rau, il y a dans Je vous salue Marie « tout un jeu où le son et l’image se dissocient. Ainsi le début où se situe un dialogue développant tout autre chose que ce que les personnages sont en train de dire. Ce que j’aime chez Godard, c’est cet essai de transposition de la mythologie biblique dans sa mythologie de réalisateur. S’il y a de la musique classique aussi dans The Civil Wars, la création est plutôt de l’ordre du travail musical avec la structure de la fugue. En témoigne L’Art de la fugue signé Bach qui ouvre et scelle la pièce. Des motifs et sujets sont posés avec les voix qui se répondent jusqu’à se contredire. Mais, dialectiquement ses voix se tressent et se tuilent vers la fin. Dans cette collectivité de voix ou choralité, il y a parfois une façon touchante dont les acteurs s’écoutent mutuellement. Il y a une dimension collective dans l’extrême solitude dont témoigne aussi au fil The Civil Wars, la manière de raconter. La tension entre ces deux pôles dessine un fond d’humanisme derrière l’extrême négativité de ce qui, explicitement, est dit. »

 

Tagués avec : , , ,
Publié dans scènes, société