Le désir de vengeance est une passion comme une autre

Les Salauds. Claire Denis. 2013.

Un entrepreneur acculé à la faillite par les dettes se suicide. Sa femme appelle son frère à son secours et lui fait croire qu’un riche homme d’affaires est à l’origine du drame. La volonté de vengeance va faire basculer le destin d’un homme qui découvre les faces cachées car inavouables de familles apparemment « normales ». Cette situation n’a rien d’étrange pour Claire Denis « C’est peut-être au sein des familles que se passent les choses les pires, car on ne peut pas en parler. C’est le cas depuis la nuit des temps. Ça n’existe pas depuis l’arrivée de la modernité. » Lors du Festival de Cannes 2013,  le film de Claire Denis a choqué dès sa présentation et s’est vu qualifié, au mieux, de sordide, de mauvais goût, glauque ou morbide.
A la fin de la projection les critiques semblent justifiées et on se dit que la musique des Tindersticks est la meilleure part de la séance. Du titre, Les Salauds, il ne reste plus rien, les certitudes ont disparu tant les caractères ont exposé leur ambiguïté, leurs aliénations au nom de la solidarité familiale, de l’amour filial, des pulsions sexuelles assouvies au fil de partouzes, bien entendu réservées selon l’éternel cliché aux gens riches, l’inceste, la prostitution, dans un imaginaire associant les spécialités d’Emile Louis, DSK et autres. Claire Denis ne prend pas de gants pour nous livrer nature des individus d’une normalité étouffante pour qui accompagner l’enfant-roi à l’école constitue le paroxysme sentimental d’une journée où même baiser entre voisin-voisine devient une tâche lugubre.

 

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Lola Créton dans Les Salauds de Claire Denis. 2013.

La révolte de Vincent Lindon, le frère sauveteur, ne fait que grandir au fil des découvertes sans cesse plus glauques. Ce désir croissant de vengeance relève-t-il du pulsionnel, et y céder placerait-il l’auteur au rang des salauds qu’il condamne ? « Rien de grand ne n’est accompli dans le monde sans passion » remarque Hegel, mais tant de crises et de conflits n’ont-ils par pour origine des passions dites « mauvaises » telles la colère, la vengeance ou le mépris ? La vengeance conduit l’aliéné par la passion à administrer une punition arbitraire à un coupable qui devient alors victime et dont les proches crient à leur tour vengeance. Le processus peut ainsi se répéter à l’infini, il se répète depuis la nuit des temps.

Cette banalité des protagonistes est-elle insupportable en ce qu’elle nous renvoie de la passivité dont nous faisons preuve vis à vis des crises que traverse actuellement la société ? « Quand les écrans de télévision se sont coupés en Grèce, je me suis dit que l’Europe entière allait se soulever. Et puis non. En effet, il y a là de quoi brandir une bannière et faire un film de propagande contre le FMI.» Ainsi s’étonne Claire Denis dans un entretien accordé aux Cahiers du cinéma, et elle poursuit « Dans Le Petit soldat de Godard, la première phrase que prononce Michel Subor c’est « Je n’ai pas d’idéal, mais il me reste encore du temps à vivre. » je comprends très bien cette phrase. Par moment il faut prendre des décisions. Mais dans un moment ou on n’a pas d’idéal, être héroïque n’est pas si simple, face à l’inévitable on se casse vite la figure. (…) J’ai voulu traverser l’état de quelqu’un sans idéal. Peut-être que c’est une bonne chose finalement. Et peut-être que l’idéal de reviendra plus jamais. » Le miroir qu’il nous tend rendrait-il le dernier ouvrage de Claire Denis si dur à encaisser ?

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Vincent Lindon et Chiara Mastroianni dans Les Salauds de Claire Denis. 2013.

 

Entretien avec Claire Denis

claire-denis-605 Claire Denis

Quelle est l’origine de ce film Les Salauds ?

Pour moi, c’est toujours difficile d’expliquer comment des idées anciennes, et des événements nouveaux cristallisent. En fait, dans ce cas, c’est moi toute entière qui aie cristallisé. J’étais à un moment de ma vie, un moment plutôt creux et je laissais le temps glisser sur mes projets, des projets de longue haleine comme on dit quand ils sont vagues, des projets auxquels moi seule je croyais. Vincent Maraval qui probablement en avait pris conscience m’a tendu la main, pour me forcer à bouger. Vincent Lindon l’appelle le chamane. Dans mon cas, c’est sans doute vrai. Alors voilà, nous sommes au printemps 2012, un jour j’ai pensé au titre français d’un film de Kurosawa, un film magnifique Les Salauds dorment en paix. Ce titre m’a redonnée du nerf et l’envie de me battre. Je suis partie de là, d’un homme solide et sûr comme Toshiro Mifune, qui dans cette série de films noirs de Kurosawa est à la fois le héros et la victime, en tout cas le jouet de forces qu’il ne maîtrise pas, qu’il ne comprend pas. Vincent Lindon a accepté d’en être ce personnage.

Comment travaillez-vous à partir de ce point de départ inattendu ?

On s’est mis au travail avec Jean-Pol Fargeau, le coscénariste de la plupart de mes films, au bout d’une semaine, on a trouvé une entrée dans quelque chose qui nous plaisait beaucoup : l’histoire d’un homme qui est le plus solide, sur lequel on peut s’appuyer et qui, par devoir, va être jeté, balayé par des éléments qu’il ne pouvait même pas imaginer. Entre les lignes est venue l’idée de la vengeance, d’une rage impuissante finalement. D’emblée ce personnage, ce Marco, était un marin. La marine c’est très particulier, pour moi c’est une bonne manière d’être un homme. Quelqu’un qui a un idéal, qui a aussi un métier, qui a donc de quoi vivre, qui peut entretenir une famille mais de loin, sans subir les contraintes du quotidien. Il est loin.

Au moment de tourner, que savez-vous du film que vous allez faire ?

Je sais que le solide va devenir le fragile, que Marco va se faire manipuler et balloter par les autres. Et je sais qu’il faudra trouver la bonne place pour un autre personnage, qui aurait pu rester dans l’ombre, ne pas apparaître : la jeune fille, sa nièce. Dans ce film, tout a l’air normal, tout le monde a des familles, des enfants qu’on va chercher à l’école, qu’on fait goûter, même le couple divorcé gère correctement les relations. Mais il y a la jeune fille. Elle vient d’un autre état du monde.

C’est-à-dire ?

Elle vient d’un personnage qui m’a toujours accompagné, Temple, le personnage féminin de Sanctuaire de Faulkner. Quand j’étais moi-même adolescente, le livre a transformé la perception de mon propre corps. Je n’étais pas du tout terrorisée, au contraire. Le dernier chapitre entre le père et la fille dans le jardin du Luxembourg m’a donné un élan, et la certitude que les filles doivent régler seules leurs déboires sexuels. Temple sort son petit poudrier et se regarde.

Faulkner est une référence importante pour vous ?

D’habitude, ce qu’on dit aux jeunes gens c’est : tu as toute la vie devant toi. Dans Faulkner, « toute la vie » c’est pas grand-chose, ça ne va pas être heureux et sans doute ça ne va pas durer. Et face à cela, il fait surgir des croisées de chemins, et des décisions qui engagent sans retour. Des décisions portées par le désir, et par une affirmation de soi qui peut très bien mener à la souffrance et à la mort, mais dans l’affirmation de qui on est.

Il y a de vous dans ce récit ?

Je ne sais pas. Certainement, mais pas directement. Ça ne m’intéresse pas tellement. Pour moi le cinéma permet au contraire l’empathie, le partage de la douleur des autres, pas de raconter les miennes. Ce serait autre chose, une confession, un témoignage. C’est parce que c’est quelqu’un d’autre que moi qui subit une souffrance que cela devient une tragédie, qui peut donner envie de se battre.

  Cinéma Spoutnik. 30 octobre au 19 novembre. Cinéma Spoutnik – 11 rue de la Coulouvrenière, 2e étage – L’Usine/Genève Plus d’infos : http://www.spoutnik.info

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