“Le Banquet” ou la poésie de l’espace multicouches

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Le Banquet. Exposition collective, détail.

Le Banquet est une pertinente exposition collective axée autour d’un dispositif d’installation plasticienne en constante évolution par ajouts et arborescences entre les œuvres présentées de trois artistes romands (Laure Marville, Maya Rochat, Jérôme Baccaglio) et la Villa Bernasconi qui les accueillent. Un espace à la fois concret et fictif, fruit d’une sociabilité artistique tissée en échanges pluriels. Cette sociabilité refuse toute notion de curatelle et dessine un avenir possible, déhiérarchisé, égalitaire, pour l’art exposé et décliné au contemporain.

Fédératrice d’énergies artistiques, experte en comptoir d’échanges inter-plasticiens, tout en se délestant de l’appellation volontiers hégémonique et impérialiste de « curatrice », Nelly Haliti imagine, à 26 ans, une exposition voulue évolutive, changeante au fil du temps, en dialogue participatif constant avec les artistes convoqués. De son visage préraphaélite sur la retenue que l’on jurerait surgi de la Proserpine peinte par Dante Gabriel Rossetti, elle précise le motif des correspondances secrètes au sein du trio artistique exposé : « Photographe, Maya Rochat conçoit son travail en plans superposés. Laure Marville réalise aussi des plans qui se surimpressionnent grâce à la linogravure imprimée à la main. Enfin, Jérôme Baccaglio assemble des motifs n’ayant pas nécessairement lieu d’être ensemble. Par exemple un motif géométrique accompagné d’un dessin figuratif très précis. D’où l’intérêt de voir comment ces artistes allaient pouvoir œuvrer de concert. » Elle ajoute : « Le titre de l’exposition Le Banquet permet, d’une part, d’entrer en résonance avec l’esthétique architecturale de la Villa Bernasconi et, d’autre part, d’évoquer la construction de cette exposition comme un dialogue entre plusieurs protagonistes qui pousse au changement de points de vue ainsi qu’à la négociation avec les contraintes des autres. Le Banquet évoque ainsi la confusion du discours par un surplus d’éléments impliquant une confusion relativement à l’auteur de chaque idée. »

Tour de Babel des langues d’artistes

Pour Maya Rochat, ce type d’exposition peut évoquer celles du Collectif d’artistes Rodynam œuvrant à La Minoterie d’Orbes où « le grain était autrefois changé en farine alors qu’aujourd’hui c’est le réel qui est raffiné et interrogé par l’action artistique. » Son travail est constitué d’un rouleau bâché de dix mètres traditionnellement utilisé par la publicité en extérieur. Il peut se dérouler, se ré-enrouler, figurant une possible nappe de protection pour banquet arty et enfantin. L’œuvre s’inscrit précisément dans cette énergie flexible au fil du temps, « plutôt que dans l’exposition traditionnelle scandée par son vernissage et où tout stagne souvent ensuite », relève l’artiste. A 28 ans, elle aime voire se confronter des créations en mouvement et transformations dans l’espace avec une intervention performative sonore notamment.

L’artiste souligne offrir sont des histoires personnelles très ouvertes à l’imaginaire du spectateur. Elles touchent une mémoire collective en convoquant l’écriture forte du street art. Une forme qui arraisonne par ses exclamations – « Action » / « Let’s talk about art » (« Parlons de l’art ») – visant à engager autant dans le « faire en commun » qu’au cœur la réflexion face à la globalisation de l’indifférence, la passivité et la soumission volontaire. Filant notamment sur le cri, son travail s’écarte ainsi des images silencieuses à côté desquels l’on passe souvent indifférent. Une part du rouleau est réalisée à partir des jouets pour enfants “slimy“, structure gluante chimique verte fluo usitée ici pour réaliser dessins et transfert d’images translucides. « D’où le texte “Slimy all over your face” (“Gluantsur tout le visage“) rappelant des images de films burlesques, où un personnage se retrouve avec un sceau de matière poisseuse sur la tête. »

Point ici donc de trajet en terre hédoniste appelant à réconcilier l’ensemble des sens lié aux fragments de réalités qu’un corps absorbe. Ou un tohu-bohu de nourritures terrestres interrogeant l’ordonnance de la nature et de la culture. Mais un dialogue peut-être platonicien autour des traces et matières ornementales à l’ère du palimpseste et du transport entre plusieurs supports. Sans doute peut-on percevoir dans Le Banquet, le désir d’établir des liens entre les métissages d’hier et d’aujourd’hui entre les collectionneurs et les artistes. La proposition rend compte de la désintégration des frontières entre arts décoratifs et arts plastiques entre arts européens et extra-européens qui a existé en d’autres temps, à la Renaissance et sous d’autres lieux, formes et modalités à l’instar du cabinet de curiosités.

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Le Banquet. Exposition collective, détail.

Low and High Culture

Imaginé par Nelly Haliti en collaboration avec un trio de plasticiens avec lequel elle mène un compagnonnage au long cours, Le Banquet dévoile aussi la démarche signée Jérôme Baccaglio alignant des modules en polystyrène innervés de feuille d’or, pendulant entre sculpture luxueuse et mobilier commun. Du coup, une casquette blanche voit sa visière alourdie de verre translucide, la rendant importable. Elle se fiche dans un socle en marbre qui a la forme d’une console de jeux vidéo. Une autre casquette offre une visière en sagex mauve pâle reposant sur de petits socles-piliers en différentes sortes de marbre partagées entre le blanc veiné, le noir et le gris piquetés comme attaqués par le temps. Voici l’esthétique des ruines, fantômes du « Sublime », concept esthétique cher au 18e siècle préromantique qui transcende « le beau ». Il a partie liée avec le sentiment étonné d’inaccessibilité vers ce qui est incommensurable, la volonté d’exprimer l’inexprimable.

« La Villa Bernasconi est un lieu chic et le terme “banquet” correspond bien à cet environnement de villa bourgeoise été cédée il y a quinze ans par son propriétaire à la Ville de Lancy pour en faire un espace muséal. Nous avons essayé de garder cette idée d’un environnement domestique et luxueux qui résonne dans Le Banquet en utilisant notamment des éléments de marbre. D’où le mélange de matériaux luxueux avec des matériaux plutôt pauvres. Issue d’un milieu populaire, la casquette est transformée, rehaussée, travaillée comme un objet d’art. » Partant, l’exposition interagit avec l’espace de la Villa, note Nelly Haliti.

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Le Banquet. © DylanPerrenoud

Cette démarche procéderait-elle d’une référence nostalgique au rangement d’objets en série sur cheminée et étagère de bibliothèques alvéolée en géométrie géodésique de triangles inversés fichés sur leur pointe ? Ou encore de la poésie des regards croisés entre une culture néo-classique (le marbre compacté en ruines) et populaire globalisée (la casquette). Voire ce qu’évoquait le comte de Lautréamont dans Les Chants de Maldoror : « La rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » ? Invoque-t-elle une valeur refuge qui préserverait des mutations à haute teneur utilitaristes contemporaines ? Aux yeux de Nelly Haliti, « ce dispositif évoque l’idée d’être en construction. Les éléments empilés au sol sont comme des parties d’un puzzle qui s’introduira dans l’espace. Ce, pour soutenir un pied de table, corriger les constructions branlantes, venir s’insérer dans les trous de la Villa. Autant de fragments de marbre et de bois, qui évoquent le chantier, la reconstruction. »

L’actuelle directrice artistique de l’Espace Quark dans le Quartier des Bains, Elisa Langlois, relève en 2012 que cet artiste d’origine philippine né en 1983 et qui fut ébéniste dans une première vie, « cultive un répertoire de références en perpétuelle expansion où il rassemble sans hiérarchie des données lui parvenant de l’histoire de l’art mais aussi de n’importe quel média. Il s’agit d’un “iconophage” qui se nourrit de toutes les images qu’il capte en faisant fi de leur provenance et de leur degré de culture. » Un geste qui fut notamment initié notamment par le plasticien suisse John M. Armleder qui s’est attaché à la modification du statut de l’œuvre d’art au plan de la manière dont elle est perçue et reçue avec des emprunts explicites à l’histoire de l’art.

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