Après Lucia, de Michel Franco
Michel Franco (Après Lucia) et Gabriel Mariño (Un Monde secret) dressent, en touches subtiles et mouvements inconscients, le portrait vibratile et hypersensible d’adolescentes mexicaines aux destins en forme de possible chemin de croix vers une incertaine rédemption. A découvrir dans le cadre du Festival Filmar en America latina.
Les deux réalisateurs partagent le même « âge christique », 33 ans. Ils citent volontiers des horizons cinéphiliques communes : Carlos Reygadas (Japon, Lumière silencieuse), Pedro Costa (Casa del Lava), Lars Von Trier (Breaking the Waves), Nicolas Winding Refn (Valhalla Rising), Gus Van Sant (Gerry), Kelly Reichardt (Wendy and Lucy), Buñuel (Viridiana), Cassavetes, Bergman, Bresson et toute une jeune génération de réalisateurs mexicains. Mais leur approche, douce, lente, intranquille et comme en creux d’une forme de rédemption, parfois désirée comme une délivrance ou une révélation de soi, et de chemin de croix ou drame à stations apparaît irréductible à toute tentative de réduction par filiation à d’autres gestes artistiques. Dans leur recherche tendue d’une forme d’absolu mêlant silence, immobilité et non-dits, laissant chaque situation en suspens, ils envisagent leur film comme une suite de séquences déliées en capsules temporelles autonomes. Mais aussi comme une combinaison savamment architecturée, de lignes et de volumes en mouvement en dehors de ce qu’ils figurent ou signifient..
« Les gens naissent et se marient, puis vivent et meurent dans une folle agitation, dont il est étonnant qu’elle ne leur fasse pas perdre la raison », pose l’écrivain réaliste William Dean Howells. A la vitesse occupée, autoritaire, analytique, superficielle, Michel Franco et Gabriel Mariño opposent la lenteur, calme, attentive, réceptive, immobile, intuitive, patiente, tranquille, réflexive de leurs séquences filmées presque entièrement en plans fixes, à l’écoute de leur rythme le plus organique, qui ne veut pas dire « au ralenti ».
Un Mundo secreto, de Gabriel Mariño
Une histoire de la violence
Par la froideur de l’approche et la violence représentée, le cinéma de Michel Franco se rapproche des univers croisés de Michael Haneke, (Bennie’s Video, 71 Fragments d’une chronologie du hasard), Gus Van Sant (Elephant) et Larry Clark (Bully). Mais il s’en sépare assez radicalement par l’absence de visée psychologique voire documentaire. Después de Lucía (Après Lucia) suit la chronique d’une déchéance subie avec résignation et un détachement quasi saint-sulpicien, avant un inabouti retournement final, par une jeune lycéenne, Alejandra, devenue victime émissaire de ses camarades et de leur humiliant harcèlement. Dans un enchaînement qui n’est pas sans rappeler, en nettement moins mortifère, fasciste et hystérique, le dressage imposé au corps dans le film Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini, la voilà giflée, les cheveux coupés de force par deux étudiantes jalouses, forcée à ingurgiter un gâteau d’anniversaire fourré aux excrément, séquestrée et violée en pleine fête. Mais cela de manière a-dramatique au possible, filmée en plans fixes, parfois de loin ou de manière décalée. Il faut souligner que le réalisateur ne se montre jamais complaisant en montrant la violence à l’oeuvre qui n’intervient crescendo que dans le dernier tiers du film. Ce qui précède se concentre sur la relation entre la fille et son père, tous deux endeuillés par le décès de la mère.
Né en 1979 à Mexico, Michel Franco a fait des études de communication et a d’abord travaillé dans la pub et le clip. Il cherche à rendre par toute une modulation sur le hors champ, les codes sociaux souterrains, le secret et le non-dit, les lacunes d’une législation qui favorisent l’impunité des coupables. Et poussent ou encouragent certains au pire.
Sans jugement ni moralisation dans la mise en scène, le film aborde, avec une extrême rigueur, le harcèlement psychique et physique en milieu scolaire ainsi que ses conséquences délétères. Malaisant, ouvert sur le questionnement et le doute, Après Lucia pourrait animer de nombreux débats en milieu scolaire ou autres sur le « bullying » (mobbing et intimidation à l’école) et le travail du deuil. Se gardant bien de réaliser un film à thèse ou à contenu sociopolitique, le réalisateur souligne néanmoins : « Au Mexique, la plupart des crimes ne sont pas dénoncés. Les gens passent les choses sous silence. 85% des victimes ne vont pas se plaindre à la police. »
Après Lucia voit, lors d’un banal accrochage avec un chauffeur de taxi, le père d’Alejandra s’emporter dans un chapelet d’injures avant de se battre au fil d’une scène où les corps restent invisibles, filmés depuis l’avant du break paternel. Ce moment épouse parfaitement les propos tenus par Bresson en 1955 : « Je ne crois pas que le cinéma soit fait pour les paroxysmes, la colère. Ou alors, si vous voulez manifester la colère, je crois parfaitement que vous pouvez arriver à composer un cri de colère avec votre oreille et à l’enregistrer. Il ne faut prendre que les choses où l’être humain se révèle discrètement. Il faut de la discrétion comme dans tous les arts, alors que le cinéma actuel est loin de la discrétion.»
Un Mundo secreto, de Gabriel Mariño
Périple vers soi
Maria, une jeune adolescente de 18 ans, décide de s’éclipser du domicile maternel pour aller rencontrer les baleines au nord du pays. Au détour de son film Un Monde secret, Gabriel Mariño offre un road-movie troublant et maîtrisé. En effet, le monde secret, intérieur, dans lequel se forclos Maria est véhiculé par un travail sur la profondeur de champ : souvent au premier plan, tout ce qui l’entoure devient flou, aux franges du perceptible. L’adolescente se confie à son journal intime et carnet de voyage, où elle inscrit dessins et réflexions axés sur le prodige de ce qu’elle perçoit confusément (elle dit ses mots comme détachés les uns des autres, avec lenteur). Mais aussi sur la culpabilité d’apparaître comme une « putain » aux yeux de sa mère, car elle se livre charnellement à plusieurs hommes, sans passion aucune. Cette lisière entre Maria et le monde se voit renforcée par une alternance entre des scènes de violent silence où l’introspection est reine, et les moments emplis de rumeurs. Très découpé et parcouru de plans magnifiques, tout en installant son récit au cœur de lieux transitoires, Un Monde secret cherche constamment la matière même d’un cinéma différent, un cri poétique où le réalisateur se sert d’une large palette (ellipses, effets de flou, légère accélération du défilement de l’image, ruptures dans le continuum sonore) pour traduire la polysémie d’un rapport sensoriel au monde.
Le cinéaste a la rare intelligence de substituer au trajet promis (le déploiement de la route, son horizon initiatique) une sorte de bégaiement, d’errance ouatée et centripète autour d’une poignée de lieux définis comme des pôles. Ainsi, la devanture d’un restoroute où, via son portable, la jeune fille mène un dialogue difficile, faussement rassurant avec sa mère sur son absence incompréhensible ; les toilettes du même dinner où elle vient se rafraîchir ; la chambre d’un motel baigné d’une lumière amniotique pour un coït enfin partagé dans le ressenti avec un garçon taiseux et timide ; la barque flottante qui la fait rencontrer une baleine, une palpitation émotionnelle de pur émerveillement, comme une renaissance. La trame est éthique, les dialogues rares, le film tout entier dévolu au sensorium de cette stase intérieure, méditative, où se mêlent quête et perte de soi, saisie par la simple force du cadre et du découpage.
Plus qu’un road-movie, l’opus se mue en un véritable voyage introspectif, magnifié par une photographie en état de grâce, où la caméra reste fixe, hors quelques scènes de bus ou de bateau, et trois travellings. L’adolescente, peut-être handicapée affective, sans réelle perspective d’avenir, va retrouver dans la baleine qu’elle vénère dans sa chambre sur un mur transformé en autel, la réalité du ventre matricielle qu’elle recherche. A l’écran, les perspectives terrestres et célestes s’inversent in fine au terme incertain de l’errance. On songe alors aux mots de la poétesse et chanteuse chilienne Violetta Parra dans La Lavandière : « Parce que les pauvres ne savent où tourner le regard, ils le tournent vers les cieux ; dans l’espoir infini de trouver ce que leur frère leur ôte dans ce monde. »
Bertrand Tappolet
Festival Filmar en America latina. Genève, Suisse romande et France voisine. Jusqu’au 2 décembre. Rens. : www.filmaramlat.ch. Le film Después de Lucía (Après Lucia) connaîtra ensuite une sortie en salles.