Danse. Le fabuleux destin d’une petite main

Photos Marteen Vanden Abeele

Performance filmée dévoilant, dans un décor de maquettes miniatures, une chorégraphie pour quatre mains, “Kiss & Cry” est un conte autour de l’amour et de la disparition perdu quelque part entre “Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain” signé Jean-Pierre Jeunet et “The Tree of Life” dû à Terrence Malick.

Le spectacle n’innove guère sur le plan des arts vivants scéniques utilisant un largement éprouvé par le passé dispositif écranique et un filmage en direct au fil de la représentation. De longue date et de magnifique mémoire, la compagnie hollandaise de marionnettes et théâtre d’objets, Hotel Modern – pour ne citer qu’elle – a développé un style très personnel de théâtre d’objets. Au fil de créations marquantes – La Grande Guerre sur la Première guerre Mondiale, Kamp sur Auschwitz et Shrimp Tales,  où 300 crevettes reprennent les scènes clés de vies sur terre passées à l’absurde façon Monty Python surréaliste. Hotel Modern projette des films d’animation en direct. Ils sont réalisés à partir de petites caméras bas de gamme.

Le metteur en scène et cinéaste belge Jaco Van Dormael clone ce dispositif pour un mélo hollywoodien à échelle miniature qu’il cosigne avec sa compagne à la ville, la chorégraphe Michèle Anne de Mey. Kiss & Cry, dont le titre réfère au banc où sont assis les patineurs dans l’attente de leur note, permet ainsi de voir le film se créer et simultanément le regarder. Les moments les plus réussis sont ceux montrant le couple de danseurs et acteurs enlacés sur le plateau alors que leurs phalanges et paumes papillonnent face caméra. Se précise ainsi l’investissement de tout le corps pour cet exercice de « nanodanse », même si ce sont les mains seules qui sont cadrées à l’image.

Un plateau de tournage miniature, ingénieux, est installé sur des tables. Des acteurs-danseurs se meuvent parmi ces décors. Les scènes sont filmées, ici, par une caméra cinéma montée sur une louma, un bras mécanique articulé, permettant ample fluidité et précision dans les plans surplombants les scènes. Le tout est projeté sur grand écran. Comme chez le Terrence Malick de The Tree of Life, le filmage prend en charge l’étrangeté des décors, leur beauté froide, un peu sourde comme leur caractère brumeux, indéterminé. Loin d’être un film au passé, c’est un film en direct sur le souvenir, sa refiguration, le mouvement pour y accéder.

 

Une mignardise eschatologique

Des mains de danseurs se rejoignent, se disputent, se séparent sur des textes posant considérations et réflexions sur l’amour, la vie, la fin, la mémoire et l’oubli d’une sidérante platitude. Pire, selon des veines que même les chantres francophones du genre –  Eric Emmanuel Schmidt, Véronique Olmi ou Anna Gavalda en tête de gondole  –  ne font plus palpiter avec autant de vraie fausse naïveté. La voix off séraphique et velourée exprime son paysage sonore : “Il y a les gens qui ont disparu.  Les gens qu’on ne revoit jamais.  Il y a les gens qu’on a croisés un jour et puis auxquels on ne pense plus. Les gens qu’on a aimés et puis que l’on oublie, Et ceux auxquels on pense tous les jours. Il y a les gens que l’on imagine.  Et ceux qui sont morts,  Et ceux qui ne sont pas encore là, Et ceux dont on rêve,  Ceux qu’on attend mais qui n’arriveront pas,  Et tout ceux qu’on n’attend plus. Où sont-ils ? Quelque part…Tombés au fond d’un trou de mémoire.”

Ainsi sur fond de l’évolution profonde de notre rapport à la mémoire, au corps et à la mort qui pose en Occident la question du sens à donner au deuil d’un être proche ou lointain, rencontré une fois et jamais revu, le texte accompagne de lieux communs atmosphériques une quête de sens toujours reportée. ” Où vont les gens quand ils disparaissent de notre vie, de notre mémoire ?”A l’instar du film Le Fabuleux Destin…, la pièce filmée est de l’imaginaire en capsules effervescentes, des plans saturés de détails, des vignettes à profusion, surannées, acidulées, kitchs. Et cet écœurement qui vous gagne après une griserie éphémère, cette candeur confite, cette hypersophistication du bricolage, ce confinement de maison de poupée. L’indigestion guette et une envie d’échappée belle, d’air frais face à des plans corsetés dans un formalisme virtuose un peu vain.

Jaco van Dormael (“Toto le héros, Mr Nobdy“) est une sorte de Jean-Pierre Jeunet belge (“Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain) ouvrant sur une forme particulièrement désespérante de conformisme mou dans le pseudo merveilleux fabriqué, comme il se doit, avec des bouts de ficelles et imaginé autour d’une table de cuisine. Mais voilà, le réalisateur de blockbuster du plat pays n’est pas un Michel Gondry de la meilleure inspiration. Chez lui, toute existence se détermine fatalement lors d’un épisode douloureux de l’enfance – doxa hollywoodienne –  ou d’une rencontre qui exhausse et effondre l’être. Ici, c’est la première fois où la petite main est tombée amoureuse : 13 secondes chrono. Elle avait 13 ans. Le train avait du freiner en urgence. Elle s’accroche à un garçon de quatorze ans qui partirait le quinze pour toujours. Les mains s’étaient touchées. A ses yeux, c’est la dernière vision diurne. Jamais, elle ne l’avait revu. De ses mains, seules, elle se remémore et ouvre la boite de souvenirs, une main miniature de plastique et d’autres en surgissent comme une collection de papillons. Que l’on imagine sous verre, comme l’émotion qui ne sourd que rarement de ce spectacle qui est un tour de force visuel plutôt qu’une effloraison des sens.

Le nœud du récit est bien connu, il est l’occasion d’un retour avec poing battant comme le coeur d’un foetus dans sa gangue de givre amniotique, remise en configuration a posteriori, prolepse, analepse et dérivés multiples. Très à la mode, cette structure chorale enchaine plusieurs expériences amoureuses, où la main féminine apparaît toujours en décalage avec ses amants, à l’instar de la figure cinématographique tutélaire d’Amélie Poulain.  Cette inadéquation culmine dans la surréaliste rencontre entre la main femme et un pied,  au cœur d’une relation quotidienne qui étiole les sentiments. Et où personne ne semble prendre son pied devant la télé ouvrant sur la retransmission d’un solo réalisé par un doigt onglé dansant sur la glace un programme court de patinage artistique.

Procession imagée

Face à “Kiss & Cry“, l’investissement interprétatif du spectateur est limité, la bande sonore étant d’un lyrisme amphigourique culminant dans Les feuilles mortes, chanson nostalgique et tire-larmes écrite par Jacques Prévert et chanté par Yves Montand.  Cette technique, si elle ankylose certains dans leur confort ouaté, peut en froisser d’autres. L’intérêt ne réside que sporadiquement au sein de quelques bulles miraculeusement repêchées du chromo bien lisse environnant. Du jeu sur les échelles de représentation, la mise en scène retient de petites figurines immobiles enfoncées dans un sable neigeux. Et un passage plutôt hasardeux à la représentation de la jeune par une figurine playmobile qui dit la société de consommation à mort plutôt que les terres de l’émerveillement enfantin.

On a ainsi rarement vu réalisation scénique s’identifier autant à un beau livre d’images enluminées par une caméra qui tutoie l’esthétique “clipesque” d’un Jean-Jacques Beinex sous chapiteau au détour du numéro de trapèzes à deux mains. On aurait voulu croire que la réalisation pouvait dépasser ces jeux virtuoses de caméra pour atteindre ce qui aurait fait la force et la beauté native et sombre tout à la fois de ce film d’animation réalisé en direct, une méditation sur la vie et la mort qui soit en même temps un questionnement sur le regard. Ou la légèreté poétique accélérée du “Petit Bal perdu“, opus chanté par Bourvil, puis mis en images et en corps attablés et dansant les signes au cœur d’un champ venteux par Philippe Decouflé. On en est ici éloigné, tant la vie y est souvent comme fossilisée esthétiquement entre un ballet de phalanges qui n’évolue que peu au fil de chaque tableau théâtralisé.

Confronté à cet onirisme arty-chic, classieux et un brin trop lisse, sans faille, ni béance, il faut trouver à s’occuper. Jeux de mains…

Bertrand Tappolet

“Kiss & Cry”. BFM, Genève. Jusqu’au 18 novembre. adc-genève

Publié dans danse