Eugène Ionesco face à l’irréalité du monde

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Chantal Péninon et Guy Jutard dans Les Chaises, d’Eugène Ionesco, au TMG. ©Cedric Vincensini.

La réussite repose sur le rythme, “il faut que le rythme y soit. Le rythme est tout” indiquait Ionesco à propos de ses essais dans la peinture. Au théâtre, avec Les Chaises, Guy Jutard et Chantal Péninon, ont ce rythme et signent un travail empreint d’humanité. C’est l’occasion pour le directeur du Théâtre des Marionnettes de Genève de revenir vers un auteur qui l’accompagne depuis son adolescence.

La pièce Les Chaises est une « farce tragique », selon les mots de l’auteur roumain, une farce comme celle de la vie et de sa comédie sociale, tragique comme toute fin, entre rêve et cauchemar.

Grimés en vieillards qui ont derrière eux soixante-quinze ans de vie commune, Guy Jutard et Chantal Péninon traduisent avec mille gestes empreints de délicatesse ce quotidien immuable où chaque geste de l’autre est déjà connu et attendu. Le couple a bien partagé les trois-quarts d’un siècle, mais les deux époux si liés ne semblent pas avoir vécu la même expérience, ainsi la vieille, Sémiramis, se souvient : « Nous avons eu un fils… il vit bien sûr… il s’en est allé » tandis que le vieux regrette « Hélas, non… non… nous n’avons pas eu d’enfant… J’aurais bien voulu avoir un fils…  (…) Ah… De la douleur, des regrets, des remords, il n’y a que ça… il ne nous reste que ça…»

L’angoisse c’est aussi le miracle de l’être, le miracle d’exister

Une vie qui se résume à des regrets peut-elle être qualifiée de réussie, ne doit-elle pas laisser une trace de son passage ? Les deux vieillards partagent cette angoisse et décident de se sacrifier, de partir en pleine gloire après avoir fait délivrer un message censé sauver le monde à l’élite sociale qu’ils ont conviée. Ne pas avoir vécu pour rien, avoir l’air digne jusqu’au bout, finir en beauté, espérer donner son nom à une rue ou un monument, s’offrir un mausolée, combien la concrétisation de ces aspirations devient urgente quand la fin approche, comment affronter la question existentielle ?

« L’angoisse, m’indiquait Ionesco lors d’une interview, résulte de l’attitude de l’homme devant l’incompréhensible, elle vise la condition existentielle et l’âme dans sa profondeur; très simple, elle peut être exprimée par des mots qui sont toujours les mêmes: pourquoi suis-je né, où vais-je, qu’est ce que tout ce qui m’entoure ? Elle est à la fois faite de peur, de peur plus grande que la peur car ce n’est pas la peur de quelque chose de précis mais elle est la question essentielle. L’angoisse a la même origine profonde chez les hommes. Elle existe dans l’inconscient collectif, il peut y avoir des soucis, des inquiétudes, de l’anxiété, qui ont des raisons différentes mais l’angoisse profonde est celle qui vise le problème existentiel. L’angoisse c’est aussi le miracle de l’être, le miracle d’exister. »

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Chantal Péninon et Guy Jutard dans Les Chaises, d’Eugène Ionesco, au TMG. ©Cedric Vincensini.

Guy Jutard voit ce drame, auquel s’ajoute celui du délabrement physique causé par les ans, incarné par le Vieux : « C’est le Vieux, sur lequel l’écrivain semble projeter ses angoisses, qui éprouve le plus profondément le vide de l’existence, le délitement favorisé par la vieillesse. Ionesco est proche de son personnage, lorsqu’il confie dans Présent passé, passé présent : « J’oublie de plus en plus. Comme tout le monde. Vais-je perdre tout à fait la mémoire ? Est-ce cela mourir ? » Ou lorsqu’il s’interroge « Nous naissons, nous croissons en force et en beauté et petit à petit c’est la dégringolade, et nous voilà boiteux, laids, fragiles ; comment cela est-il possible ? »
Le salut se cristallise sur la reconnaissance et ce besoin atavique du Vieux de l’obtenir. Du coup, il semble désireux de communiquer à une assemblée imaginaire le fait qu’il a connu une vie faisant sens. L’homme admet néanmoins qu’il ne pourra transmettre ce « message » à l’Empereur. Le Vieux confie donc au professionnel de métier, l’Orateur, le soin de rendre public ce message existentiel, métaphysique. Or cet Orateur se révèle incapable de transmettre la moindre parole étant muet ou balbutiant. Pour Ionesco, il y a là une radicalité à débusquer l’inanité d’une vie. »

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Eugène Ionesco, Les Chaises, 1984, lithographie (exposition d’Eugène Ionesco à Genève en décembre 1984).

Le thème de la pièce, c’est l’irréalité du monde.

C’est une pièce sur l’absence. Il n’y a personne autour de nous, personne dans le monde, dans un monde évanescent qui disparait, qui doit disparaitre.
Où est passé le passé ? Plus rien n’est et, ce qui revient au même, plus rien ne sera.
Les deux vieillards qui sont là sont presque inexistants eux-mêmes. Ils ne sont là que pour manier des chaises, des dizaines de chaises, et pas pour exprimer le vide ontologique, qui est le vrai sujet de la pièce.
Ces deux vieillards sont des ratés sociaux et dérisoires mais entre eux, il y a l’amour. Et il n’y a en ce monde que deux essentialités : l’amour et la mort. C’est-à-dire que l’amour peut tuer la mort.
Eugène Ionesco

Les Chaises
D’après l’œuvre d’Eugène Ionesco. Adaptation, mise en scène et interprétation : Guy Jutard et Chantal Péninon. Marionnettes à gaine et acteurs.
Théâtre des Marionnettes de Genève
19 février au 1er mars 2015.

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