Eugène Ionesco : Elles sont terribles les révélations de l’art

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Eugène Ionesco, Les Chaises (détail), 1984, lithographie.

La découverte fortuite de la peinture permit à  Eugène Ionesco de recouvrer la sérénité à  laquelle il aspirait après le choc des événements de 1968. (Interview par Jacques Magnol).

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Eugène Ionesco, octobre 1984. © Jacques Magnol.

Monsieur Ionesco, essayez d’écrire !

Les événements de 1968 à  Paris ont impressionné l’auteur dramatique au point de le plonger dans une période de dépression qui le conduisit à  consulter un médecin. Quinze ans plus tard, dans son appartement situé au dessus de la brasserie La Coupole, Eugène Ionesco me précise que l’homme de science, peut être moins porté sur la littérature, lui avait en premier lieu conseillé d’écrire. Lui, préféra tenter le dessin: “J’ai redécouvert le dessin dans un moment de détresse spirituelle où j’avais besoin de m’exprimer d’une autre façon que par l’écriture. Je connaissais beaucoup de peintres pour avoir écrit sur Canaletto, Schneider, préfacé Miro, Brancusi et beaucoup d’autres, mais étant extrêmement maladroit dans le dessin je n’avais jamais essayé”.

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Eugène Ionesco, Les Chaises, 1984, lithographie.

Son projet de livre Découvertes (Skira, 1969) favorisa l’entreprise. L’auteur avait d’abord envisagé de choisir des tableaux qu’il appréciait, avant de décider de les créer lui-même; c’est ainsi qu’apparurent ses premiers dessins aux formes naïves et souvent lugubres qu’il juge “très enfantins, comme les peintres professionnels, dirait Viera da Silva, n’oseraient plus faire car trop primaires: un homme maison, mais avec les jambes extrêmement longues d’un arlequin disloqué, des figures grotesques ne tenant pas compte des lois du dessin”. L’écrivain, peintre autodidacte, avait cependant, au départ, un immense complexe vis-à-vis de ses dessins, et ce sont les vifs encouragements de ses amis peintres, tels Max Bill, Tapies, qui lui permirent de continuer et de progresser.

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Eugène Ionesco, Voyage chez les morts, 1984, lithographie.

Spectateur de ce qui ce passe entre son cerveau et ses mains, Ionesco ne prépare pas ses compositions à  l’avance: elles sont le fruit d’une relation directe entre son inconscient et sa main qu’il laisse courir en toute liberté, estimant que “les pulsions sont plus faciles à  exprimer. Il faut penser la main: Si on ne pense à  rien, des formes d’expressions surgissent. Toutes seules. Pour oublier ce que l’on pense, il faut très bien savoir dessiner ou ne pas savoir dessiner du tout. La chasse aux idées, la chasse aux formes: en littérature, la chasse aux idées, en dessin, la chasse aux formes… Quand je commence à  faire quelque chose, c’est autre chose qui sort. Souvent c’est mieux, c’est préférable, il faut que le rythme y soit. Le rythme est tout. C’est pour cela, dis-je de nouveau, qu’il faut laisser inventer la main”.

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Eugène Ionesco, Sans titre, 1984, dessin.

La peinture comme thérapie

La découverte de ce nouveau mode d’expression allait lui permettre de recouvrer la sérénité à  laquelle il aspirait: “Elle m’a permis de me renouveler intérieurement en me donnant une sorte de virginité de l’esprit, elle m’a également réconcilié avec le monde et la beauté du monde, bien que mes dessins ne soient pas tout à  fait sereins.

Je préfère la peinture aux autres arts car elle est silencieuse; j’en avais assez des mots, du bavardage, et de l’écriture, et des interprétations des acteurs, des metteurs en scène, etc., alors ce fut, d’un coup, un débouché et une découverte. J’ai trouvé une grande sérénité, un grand calme dans le dessin.

Mettre le noir à  côté du vert, opposer le blanc au noir, le rouge au noir, c’est un travail qui m’a passionné, enchanté, et m’a fait oublier les ennuis personnels et autres, ainsi que la catastrophe universelle. C’était une façon, comme aurait dit Voltaire, de cultiver son jardin pendant que, dans l’histoire, se déroulaient des choses épouvantables. L’inventaire est atroce et banal de ce qui fait le cauchemar: naissance et mort, tueries et génocides, désastres géologiques et cosmiques, bagnes et oppressions, violence et terreur, nous savons tout cela depuis longtemps, et pourtant on vit.
Il y a cependant une correspondance entre mon théâtre et ma peinture mais je ne la vois pas. Je crois qu’ils expriment de façon différente les mêmes problèmes d’angoisse et de joie! La joie que procure le miracle existentiel, parce que l’existence est à  la fois miracle et horreur”. Suite …

Jacques Magnol. Propos recueillis à  Paris en octobre 1984.

Suite de l’article: L’angoisse a la même origine profonde chez les hommes

Note: Les lithographies d’Eugène Ionesco, réalisées par l’Atelier Erker à  St-Gall, furent présentées la première fois en 1984 à  la Galerie Weber à  Genève.
Contrairement à  ce qu’indique l’éditeur à  l’occasion de la parution de l’ouvrage “Le blanc et le noir”, qui situe les débuts de Ionesco dans le dessin après 1981, c’est bien en 1969 que l’auteur a abordé ce moyen d’expression ainsi qu’en témoigne le livre Découvertes (Skira).

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